Activité intellectuelle

  • Philosophie
  • Damiron
  • Encyclopédie moderne

Activité intellectuelle. Avant de nous occuper de l’objet spécial de cet article, qui est de rechercher la nature, les formes et la loi de l’activité de l’âme dans son rapport avec les idées, il convient de présenter quelques observations qui semblent nécessaires pour éclaircir le sujet auquel nous passerons ensuite.

À son entrée dans la vie, l’âme éprouve quelque plaisir ou quelque peine, elle sent. Sent-elle sans avoir conscience de sa sensation ? L’expérience ne nous l’apprend pas ; aucune induction ne nous porte à le supposer, et l’idée que nous avons de notre sensibilité ne s’accorde pas avec celle d’une sensibilité qui agirait en nous à notre insu ; car sentir, pour nous, c’est savoir que nous sentons. Cette conscience ou connaissance intime que nous avons de nos manières de sentir est obscure ou claire, spontanée ou réfléchie. Dans ces deux cas, nous savons que nous sommes, nous distinguons notre moi de ce qui n’est pas lui : le moi se dégage à ses propres yeux du non-moi ; mais à la première vue qu’il a de lui-même, il s’aperçoit à peine, ne doute pas de lui, mais ne se sait pas bien ; pour mieux se savoir, il a besoin d’un moment de réflexion. Quant à cette intuition première qu’il a de lui-même il joint un regard attentif, il se saisit plus nettement, s’abstrait avec plus de pureté du sein des choses, se reconnaît et se proclame une personne avec plus de confiance.

Dès que l’âme a cette conscience claire d’elle-même, elle trouve qu’elle se possède, qu’elle peut se diriger et qu’elle peut soumettre ses idées à un travail volontaire et méthodique.

C’est dans ses opérations sur les idées que nous allons observer l’activité de l’âme, qui, de cette fonction spéciale qu’elle remplit, peut prendre le nom d’activité intellectuelle.

Pour l’analyser avec exactitude, commençons par déterminer la nature et l’état du sujet sur lequel elle déploie son action.

Qu’est-ce qu’une idée ? qu’est-ce qu’avoir une idée ? N’est-ce pas savoir qu’un objet est tel ou tel, l’apercevoir sous quelque point de vue, juger qu’il a certaines qualités ? L’idée n’est donc qu’un jugement. J’entends l’idée complète et totale, telle qu’elle nous est donnée primitivement par la nature ; car celle que nous devons à l’art d’abstraire et de parler, et qui n’embrasse pas en même temps l’objet et ses qualités, le sujet et l’attribut, mais se rapporte seulement à l’un ou à l’autre, n’est pas un jugement, parce qu’elle n’est pas totale : partielle, elle n’est qu’un élément, qu’une fraction du jugement. Mais l’idée naturelle, qui est toujours concrète, est un vrai jugement.

Lorsque l’esprit porte pour la première fois sur ses idées un regard attentif, il les trouve obscures. Elles sont obscures parce qu’elles sont légères et fugitives, et que, dans leur continuelle instabilité, elles ne cessent d’apparaître et de disparaître sans faire sur la vue aucune impression précise et durable ; elles le sont parce que, au milieu du mouvement rapide et irrégulier qui les emporte, elles se mêlent entre elles et forment mille groupes mobiles, variables, souvent bizarres et toujours confus ; elles le sont encore parce qu’une exacte analyse n’a pas parcouru et séparé avec ordre leurs points de vue partiels, et répandu successivement la lumière sur toutes les faces qu’elles présentent ; elles le sont enfin parce que chacune d’elles en particulier n’offre aux yeux qu’un ensemble vague, un tout mal composé.

Impatient des ténèbres répandues devant ses yeux, l’esprit, qui a besoin de clarté, s’agite et cherche à s’éclairer. Son activité se dirige sur les idées obscures, et, par une combinaison heureusement variée de mouvements divers, elle par vient à les produire à la lumière. Elle s’attache d’abord à saisir, d’une prise vive et ferme, celle qui parmi toutes les autres doit devenir l’objet spécial de sa réflexion. Elle la retire de l’espèce de tourbillon qui l’entraîne, la retient sous ses regards, et se la rend présente pendant un certain temps. Quand elle a déployé cette puissance d’application, elle fait un nouvel effort pour la dégager du milieu de cette foule d’objets avec lesquels elle la voit toujours prête à se confondre, lui donne une place à part, et la détermine par d’exactes distinctions. Cependant elle n’aperçoit pas encore les éléments qui s’y trouvent compris ; pour les reconnaître, elle les analyse et les dispose dans un ordre successif. Mais en terminant cette décomposition, elle sent que, partie de l’unité, elle n’est parvenue dans sa marche qu’à une pluralité désunie ; et cependant c’est à l’unité qu’elle a besoin de revenir pour la retrouver, non pas telle qu’elle l’a laissée au point de départ, mais telle que doit la faire le travail. Elle quitte alors la forme de l’analyse pour prendre celle de la synthèse ; elle compose ou plutôt elle recompose l’idée qu’elle a décomposée ; elle recueille les idées partielles qu’elle en a successivement abstraites, les réunit dans un point de vue commun, et reproduit l’unité, un instant détruite et bientôt reformée. Cette unité reproduite est un jugement clair dans son ensemble et ses parties.

C’est ainsi que l’activité intellectuelle opère, par des actes d’application, de distinction, d’analyse et de synthèse, l’admirable phénomène de l’éclaircissement.

Tant que les idées n’ont pas été éclaircies, l’esprit ne peut saisir ni leurs ressemblances ni leurs différences ; mais dès qu’il les a fait passer de l’obscurité à la lumière, il lui est facile de remarquer les rapports qui les unissent, parce qu’il peut les comparer l’une à l’autre. La comparaison est l’attention dirigée à la fois sur deux termes, se partageant entre eux, se doublant en quelque sorte pour les rapprocher, et rendre sensibles dans le rapprochement les points par lesquels ils se conviennent ou se repoussent. C’est une nouvelle forme que prend l’activité, pour disposer avec ordre les jugements éclaircis, et remplacer par un arrangement régulier l’association informe qu’ils composaient dans leur confusion première.

Après avoir comparé les idées, elle généralise celles qui, par leur nature, sont susceptibles de cette opération ; car il en est qui ne la comportent pas et qui s’universalisent au lieu de se généraliser.

Généraliser, c’est représenter par une idée abstraite une collection d’idées particulières éclaircies, comparées et trouvées semblables ; c’est faire de cette idée un type qui réunisse en lui les caractères communs à chacune d’elles. Pour généraliser, l’esprit prend dans la collection des idées particulières auxquelles il destine une généralité, celle qui, parmi toutes, peut, le mieux servir à les représenter, la dégage de tous les traits qui lui sont propres, la réduit à ceux qui se retrouvent dans toutes les autres, et la rend ainsi leur image fidèle en tout ce qu’elles ont de semblable.

Quand, par ce travail plusieurs fois répété, il s’est mis en possession de plusieurs idées générales, il peut à leur tour les comparer entre elles, et, s’il les juge semblables, s’élever à une généralité supérieure qui les représente de la même manière que chacune d’elles représente une collection d’idées particulières. Et rien ne l’empêche, en continuant la même marche, d’arriver, par une progression successive et ascendante, à une généralité suprême, qui soit la grande unité, le premier principe de telle ou telle science.

La généralisation est légitime, quand l’idée à laquelle elle nous conduit ne représente pas plus d’idées qu’elle n’en doit représenter, et des idées sans ressemblance entre elles, sans clarté, sans vérité en elles-mêmes. Car une idée générale qui a trop d’extension, qui s’étend à des idées diverses et opposées, obscures et fausses, est inexacte et vicieuse. Il faut donc, pour bien généraliser, avoir soin de reconnaître la vérité des jugements particuliers, de les éclaircir, de les comparer, et de ne rattacher à une même généralité que ceux qui sont susceptibles d’être fidèlement représentés par un type commun.

Quand l’intelligence est pourvue de principes qu’elle doit, soit à la généralisation, soit à un procédé particulier que j’appelle universalisation, le raisonnement est possible, et l’activité intellectuelle reparaît sous une forme nouvelle pour le réaliser. Elle le réalise en montrant qu’une proposition particulière contenue dans un principe est vraie de la vérité de ce principe, ou que d’un principe posé se déduit une conclusion dont la certitude est la même que celle du jugement qui la renferme.

Qu’elle procède de la proposition particulière au principe, ou du principe à la conclusion, elle varie sa marche, mais raisonne toujours ; toujours elle travaille à saisir le rapport d’une vérité principale à une vérité subordonnée, par le moyen de plusieurs vérités intermédiaires contenues dans la première, contenant la deuxième, et se contenant l’une l’autre. En sorte que si la vérité subordonnée est renfermée dans les vérités moyennes, celles-ci graduellement l’une dans l’autre, et finalement dans la vérité principale, le raisonnement est parfaitement légitime. Cette légitimité lui vient de l’exactitude que met l’attention à reconnaître et à saisir les rapports du contenant au contenu, qui doivent lier toutes les idées dont elle parcourt la série plus ou moins étendue.

C’est, je pense, au raisonnement que finit la succession variée des développements intellectuels auxquels se livre l’activité de l’âme.

Ainsi, pour résumer, elle éclaircit et compare les idées, généralise, et raisonne.

Après avoir exposé dans leur ordre les formes diverses qu’elle revêt, ce serait laisser la question incomplète que de ne pas rechercher la loi qu’elle suit dans la production de ses actes. Quelle est donc la marche constante selon laquelle procède l’esprit, lorsqu’il se replie sur lui-même et réfléchit avec suite et méthode ? Il ne commence pas par raisonner ou généraliser, pour comparer ensuite, et enfin éclaircir les idées sur lesquelles son attention se porte ; il répugne à un contre sens pareil : mais il les éclaircit afin de les comparer, les compare pour saisir leurs rapports, saisit leurs rapports pour ramener à une généralité commune celles qu’il a jugées semblables. Il fait de chaque généralité une image, une unité qui les représente en ce qu’elles ont de semblable. Aperçoit-il entre toutes ces unités une grande analogie, il les rattache à une idée plus générale, unité supérieure, qu’il place à leur égard dans le rapport où elles sont elles-mêmes avec les idées particulières ; et si, par une comparaison nouvelle, il reconnaît entre plusieurs généralités supérieures de légitimes ressemblances, il leur donne à leur tour une représentation commune dans l’unité suprême qui les domine et les embrasse toutes. En sorte qu’il est visible que l’activité intellectuelle procède des particularités aux généralités, de ces généralités à des généralités plus hautes, de celles-ci à d’autres qui les surpassent, et enfin à la généralité souveraine : en d’autres termes, qu’elle va des vérités de détail à des vérités plus étendues, de celles-ci à d’autres plus étendues encore, et finalement à des principes, à un principe ; et, pour traduire la même pensée par une expression plus précise, elle tend à réduire graduellement à une seule et vaste unité scientifique la pluralité des connaissances qui par leur nature peuvent se rapporter à un centre commun.

L’unité scientifique est donc l’objet de ses efforts ; elle y aspire par une action continuelle, et ne prend de repos qu’après l’avoir atteinte. Chercher et saisir l’unité scientifique est sa loi constante, ce n’est pas cependant sa loi tout entière.

Car lorsqu’elle possède des principes ou des unités scientifiques, elle les pénètre de toute la force de sa logique et en déduit une foule d’idées qu’elle y trouve enfermées ; en sorte qu’elle ne s’arrête pas à la théorie, mais qu’elle passe aux applications qui s’en déduisent, et que, pour satisfaire tous ses besoins, elle fait servir la spéculation à la pratique.

Ainsi chercher l’unité scientifique et s’en servir, faire la science et l’appliquer, systématiser et raisonner, telle est la loi complète de l’activité intellectuelle.

Or, cette loi, quoiqu’elle ait pour but, non le bien, mais le vrai, a cependant en elle quelques caractères de la loi morale. Elle est obligatoire jusqu’à un certain point ; en donnant à l’esprit pour fin de ses travaux la science et ses conséquences, elle lui propose quelque chose de si raisonnable et de si juste, qu’elle lui impose comme un devoir l’étude et la recherche de la vérité. L’homme de génie est le héros de ce devoir. Ses laborieuses méditations sont un dévouement, et l’élévation de sa pensée a de la dignité morale. L’homme d’un esprit lâche et paresseux, qui par sa faute ne remplit pas cette obligation de la science, se manque à lui-même et se dégrade ; il est presque vicieux. Cette loi intellectuelle a sa sanction comme elle a son obligation. Rémunératoire ou pénale selon qu’elle se voit accomplie ou violée, elle a des plaisirs pour celui qu’anime l’amour de l’étude et de la vérité, et des peines pour celui qui aime mieux languir dans les ténèbres que de s’élever à la lumière par le travail et l’action. Celui-ci souffre du mal de l’ignorance et de l’erreur, celui-là goûte la joie de la science ; et tandis que l’un expie, par un mécontentement intérieur et un ennui vague et sans fin, la faiblesse volontaire de son intelligence, l’autre trouve le prix de ses efforts dans le sentiment du succès et de la possession de la vérité ; il est heureux de ses travaux et de ses progrès comme il le serait d’une bonne action.