Allégorie

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Allégorie. L’allégorie remonte à la naissance du langage primitif. L’homme ne fut l’abord frappé que des objets physiques : le besoin fit naître bientôt les termes nécessaires pour les exprimer. Quand les choses intellectuelles se présentèrent à la pensée de l’homme, manquant de mots pour les rendre, il leur donna en quelque sorte une forme vivante, et les fixa dans son esprit à l’aide du nom des objets qui faisaient des images à ses yeux. L’allégorie est la figure universelle par laquelle le genre humain tout entier entra dans l’ordre intellectuel et moral. Partout où se rassemblent en quelques familles les éléments d’un peuple, l’allégorie vient au secours de la société naissante, et met dans le commerce général quelques idées nécessaires à tous. Loin donc que dans ce début des intelligences l’allégorie soit un voile, elle est au contraire une lumière ; elle rend sensible ce que le discours ne pourrait encore expliquer d’une manière claire et précise.

Chaque peuple ayant créé tour à tour les signes vivants du petit nombre de pensées devenues communes, les chefs, qui voulurent instruire leurs semblables, durent se servir de l’allégorie comme d’un interprète nécessaire : de là l’usage constant de représenter les idées abstraites par les images des objets corporels ; de là le caractère symbolique du langage des premiers poètes, qui paraissent avoir été partout les instituteurs des nations. Leurs chants, remplis d’obscurités pour nous, et même pour des peuples qui n’étaient séparés d’eux que par quelques siècles, étaient compris de tous ceux pour lesquels ils avaient été créés ; mais avec le temps on perdit le sens primitif des allégories, on s’en tint à la lettre, on divinisa les êtres fictifs, et le paganisme couvrit la terre de dieux chimériques. Alors, comme chez les Égyptiens par exemple, l’allégorie devint une langue cachée, mystérieuse, interdite aux profanes, et réservée aux seuls prêtres, qui voulurent intercepter, par des ténèbres épaisses, la lumière de la vérité. Pythagore et d’autres philosophes grecs transportèrent cette langue dans leur pays, mais ils en gardèrent les énigmes pour eux, ou ne les dévoilèrent qu’à un petit nombre d’initiés, après de longues épreuves pour les rendre dignes de cette communication. Pour tout le reste, la fable fut une religion riante et voluptueuse, facile et pleine d’allégories que l’on n’entendait pas, quoique quelques-unes fussent d’une extrême évidence. Ainsi on ne voyait plus dans Minerve et Vénus, dans Mars et Apollon, des êtres allégoriques pour désigner la prudence, la beauté, le génie de la guerre, et la lumière du soleil, mais de véritables divinités, faites par l’homme à son image, parce que sa faiblesse n’aurait pu les comprendre sans ce rapprochement de leur nature avec la sienne.

Le chancelier Bacon, Blackwel son compatriote ; l’abbé Conti, noble vénitien ; Basnage, dans son Histoire des Juifs ; l’abbé Pluche, dans son Histoire du ciel ; Court de Gebelin, Dupuis, et d’autres encore, ont cherché à expliquer les allégories mythologiques. Leurs savants travaux ont jeté un grand jour sur cette matière. Grâce à ces hardis investigateurs de l’antiquité, on suit avec une espèce de certitude l’origine, les mystères, les progrès, la durée, la décadence des religions, presque toutes filles de l’allégorie, et marquées à l’empreinte de leur mère. On voit la vérité ressembler souvent à un astre qui brille de la plus vive lumière, disparaître bientôt, comme lui, sous un voile de nuages : mais l’éclipse de l’astre n’est que passagère et ajoute à son éclat, celle de la vérité dure quelquefois des siècles et la rend au monde encore tout obscurcie de ténèbres ; il faut un long espace de temps pour les effacer. Dans une pareille situation des esprits, l’allégorie existe encore ; elle entre dans les formes du langage, mais personne ou du moins presque personne n’y soupçonne un sens caché : je me sers de cette modification, parce qu’à aucune époque il ne manque parmi les nations quelques intelligences privilégiées qui représentent la raison humaine, et sont comme des dépositaires chargés de conserver et de perpétuer la vérité dans le monde.

Les Grecs, les Romains, et les modernes, qui ne sont qu’une froide et pâle contre-épreuve de ces deux grands peuples, entendent par le mot allégorie, dans son sens le plus étendu, cette fiction dont l’artifice consiste à offrir à l’esprit un objet de manière à lui en représenter un autre avec lequel il a du rapport.

L’allégorie, dans le langage des rhéteurs, est une figure du discours qu’on peut regarder comme une métaphore prolongée.

Toutes les espèces d’allégories obligent les écrivains et les lecteurs à mettre en jeu leur imagination, les uns pour revêtir de formes vivantes la pensée ou les sentiments qu’ils veulent éveiller, les autres pour comprendre le sens du problème offert à leur intelligence. Le premier mérite de l’allégorie est la justesse continue des termes de la comparaison ; le second doit consister dans cette clarté, dans cette transparence qui laissent voir la vérité à travers un voile qui ne l’obscurcit jamais.

L’allégorie est souvent un moyen adroit de donner une leçon à des hommes que l’aveuglement de leurs passions ou l’orgueil du pouvoir rendraient sourds ou rebelles à la vérité. L’allégorie devient nécessairement la figure favorite de l’esclave qui veut faire entendre ses plaintes légitimes, sans courir le risque d’irriter son maître. L’ingénieux langage et la voix timide de l’allégorie ont plus d’une fois désarmé un despote assez ombrageux pour s’offenser de la liberté même de la prière directe. Aucun peuple n’est plus riche en allégories de cette espèce que les Orientaux, parce qu’aucun peuple n’est plus voisin du soleil, qui enflamme toutes les imaginations, et plus à la merci du despotisme, qui contraint tous les sentiments. Peut-être les peuples de l’Asie actuelle n’entendent ils plus le sens mystérieux de leurs allégories religieuses, mais ils font, comme leurs pères, un usage utile des détours de l’allégorie. Espérons que la vérité, qui pénètre chez eux avec les connaissances de l’Europe, leur permettra un jour de lever tous les voiles dont ils sont encore forcés de couvrir la vérité qu’ils n’osent montrer toute nue à leurs maîtres, et qu’alors l’allégorie ne sera plus pour eux que ce qu’elle est pour nous, un heureux ornement du discours.

Quand les peuples libres sont corrompus par la fortune et par l’ivresse du pouvoir, ils ressemblent aux tyrans ; le courage lui-même se voit forcé de leur voiler la vérité. Ainsi ce Démosthène, que l’on comparait au Jupiter tonnant, était quelquefois contraint de recourir à l’allégorie pour aborder les passions des Athéniens. Peut-être Socrate n’aurait pas bu la ciguë, s’il eût consenti à tempérer par des allégories l’éclat de la vérité, trop vif pour des yeux faibles et des esprits malades. Presque toute la prudence humaine consiste dans cet art de ménager la lumière en la répandant ; mais il y a des devoirs auprès desquels la prudence devient presque de la faiblesse. Une mort sublime est le plus éclatant des témoignages que la vertu puisse donner d’elle-même ; frappé de ce grand sacrifice, le genre humain adopte avec ferveur et conserve avec respect la vérité qu’un sage a scellée du sang de l’innocence méconnue.

Chez les peuples modernes, la religion chrétienne d’un côté, les lumières de l’autre, ont beaucoup restreint l’usage de l’allégorie. Autrefois les prophètes eux-mêmes se croyaient obligés d’envelopper et de préparer les avis sévères qu’ils donnaient aux princes. Ils n’osaient pas plus attaquer en face les crimes du saint roi David ou les vices de son fils, que les fureurs de Jézabel ou d’Athalie ; mais, malgré ces précautions, plusieurs d’entre eux payèrent de leur tête la généreuse entreprise de mettre un frein aux passions des grands. Plus libres que les prophètes, les Bourdaloue, les Bossuet, les Massillon, tout en appliquant à leurs sermons les nombreuses allégories de la Bible, ont donné plus de force et d’éclat à la vérité par l’opposition des ménagements qu’elle consentait à garder chez les Hébreux, avec la franchise et la liberté des censures qu’elle fulminait chez nous du haut de la tribune sacrée. Que d’allégories auraient contenues, il y a trois mille ans, les discours de Massillon devant le David et le Salomon du dix-septième siècle ! Sans doute la bonne foi, l’entraînement, la flatterie, et l’illusion qu’il faisait à son siècle, ont produit beaucoup de magnifiques mensonges en faveur de ce prince imposant ; mais nos orateurs sacrés méritent de grands éloges pour lui avoir donné en face des leçons qu’il n’eût jamais voulu entendre s’il eût été un roi d’Asie.

Indépendamment de la religion, qui, d’accord en ce point avec la philosophie, proclame sans nul déguisement les principes éternels de la morale, et traite, dans ses instructions, les rois comme les peuples, l’accroissement des connaissances humaines, qui se communiquent de proche en proche, rend l’allégorie d’un usage beaucoup moins fréquent ; de jour en jour elle deviendra plus rare. Nous marchons vers une époque où chaque vérité se montrera nue, sans voile, et sous les formes les plus capables de la rendre populaire. Alors l’allégorie, presque bannie de la prose, excepté comme figure de style, se réfugiera dans la poésie, qui a besoin, même chez les peuples où elle est séparée de sa rivale par des différences mieux marquées que dans la langue française, de se créer un génie particulier, d’avoir des mystères, des figures, des formes, des expressions et une harmonie qui n’appartiennent qu’à elle. L’imagination est le domaine propre de la poésie ; il faut qu’elle s’y élance avec plus d’audace que jamais, et qu’elle parcoure sans s’égarer des champs presque sans limites. La fiction de Virgile servant de guide au Dante dans deux mondes surnaturels, l’enfer et le purgatoire, est une image du rôle que la raison doit jouer auprès de l’imagination, de même que la Divine Comédie nous offre l’exemple le plus frappant des écarts de l’imagination lorsque, semblable à un élève fougueux, l’auteur s’emporte à tout moment et méconnaît l’autorité de son maître. Ajoutons cependant que Virgile pèche quelquefois par un excès de timidité, que ses proportions, comme modèle inspirateur, ne sont pas toujours assez grandes, et qu’un poète de nos jours peut devenir plus digne de sa mission nouvelle en marchant sous les ailes du génie et du bon sens d’Homère que sous les auspices de l’auteur de l’Énéide.

L’allégorie entre dans tous les genres de composition. Toutes les formes du discours et du style lui conviennent ; tour à tour sérieuse et badine, toujours morale, souvent dramatique, elle peut prendre un vol sublime, et descendre au ton le plus familier, effrayer par la menace, ou corriger par le ridicule.

Les Écritures, qui ont souvent le caractère de la poésie lyrique, offrent beaucoup d’allégories : celle de Nathan envoyé par Dieu à David pour lui reprocher son adultère avec Bethsabée ainsi que la mort d’Urie est d’autant plus belle, que jamais le courage d’un sujet n’a mieux employé le secours du génie pour éveiller le repentir dans le cœur d’un roi qui jouit avec sécurité des fruits de son crime. Quand la poésie sert ainsi d’interprète à la morale offensée, elle est entendue de tous les peuples et paraît destinée à vivre autant que le monde. On remarquerait comme un heureux artifice, dans une composition profane, la circonstance historique de la mort de l’enfant de l’adultère, tout à coup frappé par le Seigneur, pour la punition de David. Rien de plus touchant que le deuil et les prières de ce prince avant la perte de la jeune victime ; mais on éprouve un étonnement que la simple raison ne peut faire cesser, en lisant ce verset dont l’expression est d’une naïveté exquise : « David ensuite consola sa femme Bethsabée ; il dormit avec elle ; et elle eut un fils qu’elle appela Salomon. Le Seigneur aima cet enfant. »

Jérémie se sert tantôt de l’allégorie, tantôt du langage direct, pour conjurer la ruine de Jérusalem et désarmer le bras du Seigneur en réveillant le repentir dans le cœur du peuple d’Israël. Dieu lui-même emprunte le langage de l’allégorie lorsqu’il accuse les Hébreux devant son serviteur qui veut les sauver de leur ruine.

La prophétie de Joad me paraît une allégorie sublime ; elle réunit la haute inspiration des prophètes avec la hardiesse lyrique des chœurs d’Eschyle, et nous montre ce qui manque aux plus belles odes de Jean-Baptiste Rousseau. Le véritable poète sacré, chez nous, est l’auteur d’Esther et d’Athalie.