Anacréontique

  • Littérature
  • P. F. Tissot
  • Encyclopédie moderne

Anacréontique. On donne ce nom à un genre de poésie dont Anacréon, de Téos, a créé le modèle. Avant et après lui, d’autres poètes grecs ont célébré l’amour, ses peines et ses délices ; mais seul il a consacré tous ses chants à cette volupté, qui était chez lui un penchant de la nature, un présent du caractère, un goût de la raison, et la source d’un bonheur sans mélange. Pour le léger Catulle lui-même, l’amour mêle quelque amertume à ses plus douces jouissances ; pour Anacréon, c’est un ministre de plaisir qui n’a jamais vu passer un nuage sur le front de son maître. Le poète et le dieu sont familiers ensemble ; ils se couronnent tous deux de roses, ils boivent dans la même coupe un nectar délicieux, et composent de moitié des hymnes à Vénus, qui chérit le décent Bacchus, les Grâces ses compagnes, Mercure le maître de l’éloquence, et Apollon l’inventeur de la lyre.

Je ne puis me défendre de croire qu’Horace travaillait beaucoup ses odes à Barine ou à Pyrrha ; la perfection même du style, en me montrant l’inconcevable mérite de la difficulté vaincue, me laisse apercevoir la trace des efforts : Anacréon, plus simple et moins hardiment figuré, semble ne nous offrir que les fruits heureux d’une impression soudaine. Horace cherche à nous séduire, et choisit avec délicatesse les traits dont il compose la peinture de ses plaisirs ; il se met en frais d’esprit et de gaieté, comme un homme aimable qui veut fêter ses hôtes : Anacréon s’abandonne au sentiment du bonheur ; et, quand son cœur en est plein, il prend sa lyre, et n’écoute que sa riante imagination. Quoi qu’il fasse ou qu’il dise, Horace retient toujours quelque chose de la gravité romaine ; jusque dans une palinodie pour se raccommoder avec Tyndaris, il jette de hautes considérations sur les effets de la colère qui renverse les empires : Anacréon a une verve de gaieté d’autant plus franche, qu’il ne court jamais après l’esprit qui ne sait que sourire. Horace fait de la philosophie sur la mort : Anacréon joue avec elle comme avec tout le reste ; dans sa voluptueuse sécurité sur l’avenir, la vie est pour lui un banquet ; il en sortira sans murmurer, comme on sort de table, au signal donné par le maître de la maison. Je ne suis pas assuré que le faible Horace fera bonne contenance devant la messagère d’Atropos : mais pour Anacréon, je réponds de iui ; il mourra le sourire sur les lèvres ; il sera le Socrate de la volupté.

La tendresse du cœur, les délicatesses de l’amour, les ineffables délices de ce sentiment chez les modernes, ne se trouvent nulle part dans les odes érotiques d’Horace ; par conséquent, elles manquent de ce charme qui touche dans Tibulle et dans Parny ; jamais elles ne feront verser une larme. On désire le même attrait dans Anacréon, ou plutôt on oublie tout, en le lisant, pour se mettre à la place d’un homme si parfaitement heureux. Sous ce rapport, il ressemble à cet enfant naïf qui fut le grand la Fontaine, et qui s’amusait de tout. Seulement Anacréon n’eût point mis au nombre de ses délices :

Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.

On ne cesse de comparer Panard et Collé avec Anacréon : mais l’ivresse qui leur donne la verve n’est pas de bon ton comme celle de leur maître. Ils ont oublié que l’hôte de Polycrate et ie favori des muses n’admettait à sa table que le verecundum Bacchum. Le goût devait remarquer celle différence entre un vrai poète et des chanteurs.

Nous possédons dans le genre créé par Anacréon beaucoup de pièces charmantes. Les unes, sans avoir à nos yeux le prix qu’un hymne d’Anacréon devait avoir pour les Grecs, nous plaisent par la fidèle image d’un modèle quelquefois embelli ; nous les chantons avec plaisir, et comme si, en renonçant aux autres dieux de l’Olympe, nous eussions conservé le culte de Vénus et de son fils. D’autres, telles que les stances de Voltaire,

Si vous voulez que j’aime encore, etc…
et celles de Chaulieu sur sa solitude, nous révèlent ce qu’on chercherait en vain dans les amours des poêtes anciens. Le bon vieillard de Béranger est une autre leçon qui prouve combien on peut étendre les conquêtes du genre anacréontique, sans le dénaturer. La douce gaieté, la mélancolie, le charme des souvenirs, l’amour de la gloire, les généreux sacrifices, et l’espérance d’une mort qui ressemblera au soir d’un beau jour, tout se réunit pour faire de cette ode une pièce achevée.

Voltaire a dit que nous avions en français cent chansons supérieures aux odes d’Anacréon ; ce jugement, vrai à plus d’un égard, n’enlève rien à la gloire du vieillard de Téos. Même dans ses pièces les plus légères, Anacréon donne des exemples utiles aux poètes. Il a toujours une idée première et unique pour servir de base à ses compositions. Jamais son imagination ne le force à sortir du cadre et du sujet qu’il a choisi. Aucun écrivain ne marche plus rapidement que lui à son but ; et, quand il parait se jouer dans sa route, il vous conduit tout à coup à un dénoûment imprévu. Clair comme un poète français, il ne donne jamais d’énigmes à deviner. Horace, au contraire, affecte, jusque dans ses badinages, une hardiesse de figures et des ellipses qui demandent à être traduites par des efforts de la pensée. Anacréon est ingénieux et simple, qualités qui semblent s’exclure ; mais il a surtout un rare mérite, celui des dénoûments heureux. On ne saurait rien ajouter à la fin de la plupart de ses odes ; et l’on essayerait vainement de les terminer avec autant de bonheur qu’il l’a fait. Citons deux exemples à l’appui de cette assertion. Des femmes disent au poète : « Anacréon, te voilà vieux ; consulte le miroir, ton front chauve a perdu ses grâces et sa parure, — De ces pertes je ne sais rien, répond le vieillard ; mais je sais que plus on approche du terme, plus il faut jouer comme les enfants. » Où trouver une autre image pour finir aussi Bien ce petit dialogue ? Il en est de infime de la charmante fable de la Colombe et du Passant : pressée d’accomplir les ordres de son maître et de revenir à lui, elle interrompt tout à coup la riante description de son bonheur par ce trait digne de la Fontaine :

Tu sais tout, je t’ai tout conté.
Adieu, berger ; en vérité,
J’ai plus jasé qu’une corneille.

Anacréon enfante des tableaux pleins de vie, et ne s’amuse jamais à ces descriptions qui refroidissent et fatiguent le lecteur Ses vers, légers, harmonieux, élégants, ressemblent aux traits d’un pinceau pur et facile ; et, sous plus d’un rapport du style, on ne peut pas refuser de le placer dans le nombre des écrivains auxquels la critique a donné le nom de classiques, parce qu’ils réunissent, dans leur genre, le génie, le bon sens et le goût.

Anacréon, contemporain de Polycrate, tyran de Samos, vivait vers la 71 et la 72e olympiade (l’an 530 avant J. C.). Il reçut de grands honneurs à Athènes ; après sa mort, sa statue fut placée, par les habitants de Téos, sa patrie, à côté des statues de Périclés et de Xantippe.

Ses œuvres parurent pour la première fois par les soins de Henri Étienne, qui trouva l’ode XI sur la couverture d’un vieux livre. Parmi les éditions de ce poète, celle qui a été donnée à Strasbourg par Brunck, en 1786, est l’une des plus estimées. Remi Belleau, Lafosse, Seillans, Moutonnet de Clairfons, Mérard de Saint-Just, la Chabeaussière, ont imité ou traduit Anacréon en français. M. de Saint-Victor, leur émule, les a tous effacés par une traduction qui restera ; elle est accompagnée du texte et ornée de gravures, d’après les dessins de Girodet, Les traductions italiennes, d’Anacréon sont aussi très nombreuses ; on distingue celles de Marchetti, de Rolli, de Cappoza, de Corsini, de Ridolfi, de Gaetani et de Pagnini. Anacréon a eu pour interprètes en anglais, Stanley, Willis, Addison, Fawkes, Urquhart,etc. On estime les traductions allemandes du même poète par Goetz et Overbeck.