Analyse spectrale
- J.-B. Dumas
- Encyclopédie de famille
Analyse spectrale. En 1861 la philosophie naturelle s’est enrichie de résultats inespérés. Si, au commencement du siècle, entre les mains de Davy, l’électricité, devenue un moyen d’analyse général et puissant, a isolé les métaux des alcalis, le potassium et le sodium, ainsi que les métaux des terres, aujourd’hui la lumière, non moins fertile en miracles, après avoir donné la photographie aux arts, devient à son tour entre les mains de MM. Bunsen et Kirchhoff, un instrument d’analyse universel, d’une délicatesse infinie, qui révèle l’existence de métaux inconnus.
La décomposition, au moyen du prisme, d’un faisceau de lumière blanche émanée du soleil montre, tout le monde le sait, qu’elle se compose des sept couleurs iné-* gaiement réfrangibles qui constituent le spectre solaire, et que chacune d’elles comprend une infinité de nuances de réfrangibilités différentes. On sait aussi que, parmi ces nuances, il en est qui font défaut dans le spectre solaire, leur place étant occupée par des bandes ou raies obscures.
Ces raies noires occupant toujours le même lieu, forment autant de repères à l’aide desquels on s’assure, par exemple, que la lumière du soleil, dont les raies n’ont changé ni de nombre ni de position depuis les observations de Fraunhofer, n’a pas varié de nature. La lune et les planètes qui, comme autant de miroirs, nous renvoient la lumière du soleil, donnent, par l’analyse de leurs radiations lumineuses au moyen du prisme, des spectrès exactement doués des caractères qui appartiennent au spectre solaire direct.
Il n’en est point ainsi des étoiles fixes. Les spectres que leurs radiations lumineuses fournissent reproduisent bien les sept couleurs fondamentales, mais les raies obscures y sont distribuées autrement. Chaque étoile fixe affecte, dans la disposition de ces raies, un mode particulier et caractéristique qui signale dans la constitution de ces mondes, si éloignés les uns des autres et de nous-mêmes, des diversités ou des analogies dont on pourrait se servir pour en tenter la classification.
Les lumières artificielles fournissent également des spectres colorés ; mais des raies colorées, brillantes, que le spectre solaire ne possède pas, caractérisent ces sortes de radiations lumineuses.
Ce sont ces raies obscures du soleil, brillantes et colorées des flammes, que MM. Bunsen et Kirchhoff, rattachant leur apparition à la nature des éléments chimiques présents ou Manquants dans les astres ou dans les flammes où elles se manifestent, ont mises à profit.
Ils ont vu que tous les sels d’un même métal mis en contact avec une flamme produisent dans le spectre des raies coorées, brillantes, identiques de teinte et de situation ; que les sels de métaux différents produisent des raies différentes de teinte et de position ; enfin que des quantités infiniment petites d’un métal suffisent pour en faire apparaître les caractères spécifiques.
Chacun des métaux ou plutôt, en gé*néralisant la proposition, chacun des éléments de la chimie actuelle, imprime donc au spectre des flammes au sein desquelles sa vapeur se répand, un caractère propre qui signale sa présence ; méthode d’analyse chimique aussi extraordinaire par sa simplicité et son exquise sensibilité que par sa généralité et sa certitude. Car elle indique dans tout composé ou dans tout mélange quels éléments s’y trouvent, quels éléments y manquent, et, chose plus merveilleuse encore, elle y manifeste avec une incomparable précision la présence même de tout élément inconnu jusqu’ici.
La méthode est tellement délicate, et le spectre se montre tellement impressionnable, que la puissance de ces nouveaux moyens d’analyse dépasse tout ce que l’imagination aurait pu rêver. Que l’on partage, par exemple, un kilogramme de sel marin en un million de parties, et chacune de celles-ci en trois millions d’autres plus petites, une seule de ces dernières traces, si insaisissables, de sel marin suffira pour communiquer à la flamme les propriétés caractéristiques par lesquelles se révèle la présence du sodium, qui en est la base.
C’est ainsi que MM. Bunsen et Kirchhoff ont reconnu que des éléments réputés très rares, tels que le lithium, faisaient, en réalité, partie des matières les plus communes, et c’est ainsi que, rectiant les anciennes analyses chimiques les lus dignes de confiance, ils ont signalé ans des roches et des sédiments trèsrépandus à la surface de la terre certains éléments que rien n’y faisait soupçonner.
C’est ainsi surtout que l’apparition dans le spectre de caractères qui n’appartenaient à aucun métal connu a permis à MM. Bunsen et Kirchhoff de deviner l’existence, dans certains produits minéraux, de deux métaux nouveaux dont les traces auraient été inappréciables par tout autre moyen. Justement confiants dans la sûreté du principe qui leur servait de guide, ils sont parvenus à les isoler en quantité convenable à une étude exacte. Le rubidium et le cæsium, dont la découverte fait époque dans l’histoire des sciences, sont dès à présent inscrits à leur rang parmi les corps simples.
Désormais aucun élément connu ou inconnu ne pourra donc se dérober aux perquisitions de la chimie ; les lacunes existant encore dans la liste des corps simples qui empêchent d’en compléter le classement méthodique seront comblées ; l’analyse des eaux minérales sera moins souvent impuissante à rendre compte de leurs propriétés thérapeutiques ; la géologie, qui employait surtout les débris des êtres organisés, comme témoignages de la contemporanéité des terrains sédimentaires, invoquant la présence ou l’absence de certains éléments dans ces mêmes terrains, comme caractères non moins décisifs, rétablira la constitution chimique des mers antédiluviennes d’où ils ont été déposés, ainsi qu’elle en a restitué depuis un demi-siècle la population végétale ou animale.
Il ne sera plus nécessaire de toucher un corps pour en déterminer la nature chimique ; il suffira de le voir. En effet, le spectre solaire semble être devenu par ces nouvelles découvertes, suivant M. Kirchhoff, le témoin de la constitution chimique de l’atmosphère solaire. Le fer, le chrome, le nickel y ont été reconnus. L’argent, le cuivre, le plomb paraissent) manquer, et, chose assurément digne d’attention, les deux éléments de l’argile, qui est si abondante à la surface de la terre, le silicium et l’aluminium, ne s’y trouvent pas.
Ce que l’état des instruments actuels d’optique permet d’effectuer aujourd’hui pour le soleil et les principales étoiles fixes, de nouveaux progrès permettraient à l’homme de le tenter pour les astres les plus éloignés et les moins lumineux, et de reconnaître ainsi desquels éléments Dieu a formé les mondes qui peuplent l’univers.
Les sciences physiques, depuis l’époque de Lavoisier, qui, le premier, a défini les vrais principes des corps, n’ont pas fait d’effort plus heureux pour arriver à la connaissance exacte de ces éléments actuels de la matière. La chimie minérale qui, cédant le pas à la chimie organique, semblait délaissée, reprend d’un seul coup son ancienne suprématie, et il n’est donné à personne de prévoir jusqu’où les nouvelles méthodes d’investigation dont elle est dotée maintenant lui permettront d’étendre ses découvertes.