Anciens
- Littérature
- P.-F. Tissot
- Encyclopédie moderne
Anciens. Si l’on consultait l’histoire pour savoir ce qui, sur la terre, mérite le nom d’ancien, on ferait un traité curieux sans doute, mais la pensée se trouverait bientôt arrêtée par un obstacle invincible. En effet, suivant toutes les apparences, l’origine du monde et son antiquité resteront couvertes d’un voile que nous ne lèverons jamais. Peut-être le monde est-il très vieux ; peut-être n’est-il encore arrivé qu’à la jeunesse, et sa vie n’est-elle qu’un faible commencement, si nous l’opposons à la durée qu’il doit avoir. Mais, en remontant aussi loin que possible dans le passé, pour chercher des termes de comparaison avec le présent, ce serait une grande et admirable question à débattre que celle de la supériorité morale entre les hommes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. Quelles vastes connaissances, quel profond savoir, quelle absence de passions, quelle indépendance d’esprit, que de lumières et de jugement demanderait un tel examen ! Et malgré tous ces avantages, il manquerait encore au juge de la race humaine des documents nécessaires : comment savoir ce qu’était l’homme en sortant des mains de la nature, ce qu’il a gagné dans les premiers rapports de l’état social ? Comment suivre le développement de ses passions ? Comment reconnaître si ses nouveaux besoins, en accroissant l’énergie et le nombre de ses désirs, n’ont pas fait naître en lui des penchants et des vices qu’il n’avait pas d’abord ? La civilisation, parvenue à un certain point, a dû produire des changements immenses ; mais que d’anneaux manquent à la chaîne des observations, depuis la naissance du monde jusqu’à l’époque actuelle! Combien de peuples et d’empires ont péri, dont nous ne savons rien ! Et pour ceux que nous connaissons, sommes-nous sûrs de la vérité des faits ?
La tradition nous apprend , sur les Égyptiens par exemple, les choses les plus contradictoires ; d’un côté, des exemples de la plus haute sagesse, des rois gouvernés par des lois immuables, et jugés, après leur mort, comme dans un pays libre où il n’y aurait de majesté que celle du peuple ; de l’autre, une théocratie dominatrice, des prêtres souverains, des fourberies sacrées, enfin un culte emblématique qui cachait des vérités utiles et générales, des allusions aux plus magnifiques créations, aux plus nobles bienfaits de la nature, mais en dégradant la divinité par les plus viles images. Cependant, on s’accorde à donner le nom de sage à l’Égypte. Comment pourrions-nous motiver cet éloge unanime ? Comment surtout pourrions-nous établir, sous le rapport de la bonté morale, un parallèle entre les adorateurs d’Osiris et tel autre peuple moderne ? On a dit, on répète souvent, dans notre siècle, que le christianisme a singulièrement amélioré la condition humaine : de cette observation, que je regarde comme vraie, résulte la conséquence nécessaire d’un perfectionnement moral ; cependant il est plus d’une chose à considérer avant de pouvoir adopter cette opinion en connaissance de cause. Quelle était, par exemple, la situation morale des peuples auxquels les coupables conquêtes de l’Espagne ont porté la désolation, la guerre et la religion chrétienne ? Les héritiers des nouveaux croyants sont-ils meilleurs, plus doux, plus hospitaliers, moins adonnés aux vices, moins emportés par la violence des passions, que ne l’étaient leurs pères ? Les chrétiens du Mexique et du Pérou, soumis aux représentants d’un prince étranger, ont-ils plus de bonheur et, par conséquent, plus de vertus que les idolâtres, gouvernés par des caciques nés au milieu de leurs sujets ? Portons nos regards sur un autre peuple. La Chine a possédé, dans Confucius et dans d’autres philosophes comme lui, des hommes plus simples de doctrine, aussi purs de mœurs et peut-être plus utiles à l’humanité que tous les sages de la Grèce ; ces hommes supérieurs ont, ainsi que les Solon et les Pythagore, appliqué la morale à fart de gouverner ; ainsi que Fénelon, ils ont voulu former d’abord le cœur des rois. D’après la tradition, il n’aurait existé dans aucun pays autant de vertueux princes que dans la patrie des Tien-Long, Depuis des siècles, les Chinois s’abstiennent de cette grande folie, ou plutôt de cette exécrable fureur, qu’on appelle la guerre ; pour eux, la gloire ne consiste pas à tuer des hommes, mais à en multiplier le nombre et à les nourrir. Nous devons être curieux de rechercher les effets du concours de tant d’heureuses circonstances. Qu’est devenu le peuple chinois, régi par des Socrate couronnés, par des lois dont on vante la sagesse, par des mœurs immuables que n’altère point le commerce contagieux des autres peuples ? assurément voilà un grand sujet de méditation ; et ce point de comparaison mérite d’autant-plus de réflexion, que la religion chrétienne n’a pas pu pousser de profondes racines dans la terre des Chinois. Ici s’élèveraient les plus graves et les plus curieuses considérations ; mais nous serions encore arrêtés par le défaut d’éléments nécessaires à la conviction. L’Europe ne connaît guère mieux la Chine que tel peuple qui n’est plus, que les Carthaginois, par exempte, dont la jalousie de Rome a détruit toutes les annales. Laissons de côté une question qui demande d’ailleurs tant de connaissances que nous n’avons point ; et renfermons-nous dans ce procès des anciens et des modernes, qui, après avoir fait tant de bruit dans le dix-septième siècle, tomba tout à coup, comme la guerre acharnée des abeilles, dans le quatrième livre des Géorgigues, pulveris exigui jactu.
Notre indigence en fait de données positives sur l’histoire savante et littéraire des différents peuples nous force de nous circonscrire entre les Grecs et les Romains, les seuls que nous puissions mettre en présence des peuples modernes. Mais d’abord, il faut séparer la question de la supériorité en deux parties bien distinctes, et mettre d’un côté les sciences, de l’autre les arts et les lettres. On peut et on doit penser que le monde a connu beaucoup de choses que les lacunes de son histoire nous empêchent de mettre au rang de ses connaissances acquises ; nous ne faisons souvent que retrouver des inventions dont le souvenir a péri au milieu des bouleversements de la terre. Mais, en nous arrêtant aux deux peuples qui ont été des modèles pour tous les peuples européens, il nous sera impossible de ne pas reconnaître la supériorité des modernes sur les anciens. La seule histoire de l’astronomie nous montre une suite de conquêtes qui attestent des progrès non interrompus ; l’univers est cent fois plus grand pour nous que pour les Grecs et les Romains ; et, malgré nos découvertes récentes sur les connaissances astronomiques de l’Égypte, Newton, comparé aux astronomes antiques, ressemble presque à un dieu qui a expliqué l’existence du monde, que tant d’ingénieuses et subtiles hypothèses avaient couverte de nouvelles obscurités. Rien de plus judicieux que tout ce que Voltaire a dit à ce sujet.
Le parallèle de Perrault, pour la partie des arts, est l’œuvre d’un homme éclairé, mais présumant trop de ses forces, ou plutôt se livrant trop à l’adulation. Vainement les modernes répètent après lui qu’on peut ajouter aux beautés de l’architecture ancienne ; ce prodige n’est point encore arrivé pour nous ; On a ménagé dans les édifices plus de grâce et de commodité, c’est le fait de l’expérience ; mais leur a-t-on donné plus d’élégance et de majesté ? non sans doute. Le génie est resté du côté des Grecs : témoin la statuaire, dans laquelle nos plus belles productions ne peuvent soutenir un moment la comparaison avec leurs chefs-d’œuvre. Mais par quelle progression d’idées, par quelle suite de réflexions, par quelles inspirations heureuses, les Grecs ont-ils pu métamorphoser les monstres divinisés de l’Égypte en des êtres surnaturels, faits à l’image de l’homme, et cependant doués d’une beauté suprême, dont les formes variées devinrent le type de chacun des dieux qu’Athènes avait adoptés ? Quelle distance du bœuf Apis à Jupiter, d’Isis à Vénus ! comment a-t-elle été franchie ?
Plus heureuse que sa sœur, la peinture moderne, n’ayant point à redouter l’apparition des merveilles antiques, peut révoquer en doute la supériorité des Zeuxis et des Protogènes. Les écoles italienne, flamande et française ont à présenter une galerie immense de productions qui, multipliées par la gravure, seront encore l’admiration du monde, même lorsque la main du temps aura effacé les couleurs, et détruit jusqu’à la toile où le génie a imprimé ses traces. Il nous est donc permis de penser que Raphaël et Michel-Ange, Rubens et le Dominiquin, Salvator Rosa et Vernet sont des hommes divins que l’antiquité n’a point égalés ; nous pouvons surtout croire qu’elle n’a jamais possédé de peintre philosophe comme le Poussin.
Si l’on examine ia question sous le rapport unique des lettres, elle n’est pas sans difficultés, parce qu’il faut, pour la résoudre, tenir la balance égale entre des avantages qui demandent la plus sérieuse attention. Les caractères distinctifs de l’école grecque sont la naïveté, la simplicité, la grandeur sans effort et l’imagination. Jupiter ébranlant le monde en fronçant les sourcils ; ce même dieu souriant à Vénus avec une grâce particulière, et parfumant l’Olympe d’une odeur d’ambroisie exhalée de sa chevelure immortelle, voilà l’image parfaite du génie vrai, brillant, des Grecs, presque toujours guidé par la nature. Mais leur bon sens avait ses éclipses, leur goût délicat ses moments de rusticité. Amis des fables, iis les ont parfois admises sans aucun discernement ; les déclamations ne sont pas rares chez eux, et il n’y a point d’excuses pour certaines grossièretés qu’ils se permettaient sans scrupule. Les reproches d’Admète aux auteurs de ses jours, les injures d’Hippolyte contre toutes les femmes, blesseront éternellement la raison.