Anesthésie
- Encyclopédie de famille
Anesthésie, espèce de résolution des nerfs, accompagnée de la privation de tout sentiment, ou impuissance de percevoir l’action des objets extérieurs. Cet état ne dure ordinairement que peu de temps, et lorsqu’il se prolonge, il gagne le plus souvent les nerfs moteurs, c’est-à-dire que l’extinction de la sensibilité amène la cessation du mouvement et de la nutrition du membre qui en est atteint. Ce mot s’emploie surtout en parlant de l’état d’insensibilité produit artificiellement par l’éther ou le chloroforme.
« C’est un éclatant service rendu à la science et à l’humanité, a dit le docteur Roux, d’avoir fait connaître un moyen à peu près infaillible, ou qui du moins réussit dans la généralité des cas, de rendre l’homme momentanément insensible à la douleur, d’anéantir chez lui pour quelques minutes ou même pour un temps plus long, une seule fois ou successivement à plusieurs reprises, la conscience des impressions extérieures, le sentiment du moi, sans doute en portant atteinte au principe de la vie, mais en ne causant qu’une perturbation momentanée, fugace, après laquelle toutes les fonctions rentrent dans leur rythme naturel. La question de l’anesthésie intéresse à un haut degré à la fois la physiologie, la chirurgie et la médecine proprement dite. Elle touche à cette dernière, qui a déjà tiré quelque parti des moyens anesthésiques dans la thérapeutique de certaines maladies, notamment dans celles dont la douleur est le principal symptôme. Avec l’éther ou le chloroforme, la chirurgie a perdu beaucoup de ce qu’elle avait de cruel ; ses procédés sont moins effrayants ; elle n’a plus à lutter contre l’extrême pusillanimité de quelques individus. La physiologie ayant eu à étudier le véritable caractère et le siège de l’action produite sur les organes centraux du système nerveux par l’éther ou par le chloroforme, ses investigations n’ont pas été sans fruit pour l’analyse du cerveau. »
Un grand nombre de substances ont été reconnues jouir des propriétés anesthésiques. En 1849, M. Nunnely classait comme possédant la faculté stupéfiante : l’éther sulfurique ; les carbures d’hydrogène gazeux, et spécialement le gaz de l’éclairage ordinaire ; l’éther chlorhydrique, l’éther hydrobromique, le chloroforme, l’aldéhyde, le chlorure de gaz oléfiant, et le chlorure de carbone. Il faut joindre à cette liste le gaz oxyde de carbone, le gaz acide carbonique, l’éther azoteux, l’éther formique, le chloroformométhylal, le sulfure de carbone, l’essence de moutarde, la créosote, l’essence de lavande, l’essence d’amandes amères, la benzine, les vapeurs d’huile de naphte et celles de l’iodoforme. Plusieurs de ces substances sont des poisons violents et doivent être rejetés de la pratique.
En 1853, M. Tourdes classait l’oxyde de carbone parmi les gaz anesthésiques. Il expérimenta ce gaz sur les animaux, et constata que des animaux plongés dans un état de mort apparente après en avoir respiré se remettaient facilement et pouvaient renouveler l’expérience ; mais si l’on continue l’application du gaz quand l’anesthésie est complète, l’animal succombe. La mort peut être brusque, avec cris et convulsions ; le plus souvent elle est douce : la transition est insensible du sommeil à la mort, la respiration s’arrête. L’oxyde de carbone parait tuer en paralysant les muscles respirateurs. L’homme peut aussi supporter sans périr l’action du gaz oxyde de carbone. Dans les hauts fourneaux où on emploie ce gaz pour certaines opérations, des ouvriers tombent quelquefois frappés d’asphyxie et reviennent promptement à eux en respirant de l’air pur. Néanmoins son action générale serait pleine de dangers.
En 1854, le docteur anglais D.-W. Richardson a eu l’idée d’employer comme anesthésique sur les animaux et sur l’homme, la fumée du lycoperdon proteus, vulgairement appelé vesse-de-loup, et en Anglais common puff-ball, dont on se servait déjà pour endormir les abeilles. Son essai a réussi ; mais sans s’étendre.
En 1856 M. Snow reconnut les qualités anesthésiques d’un nouvel agent, l’amylène, substance découverte par M. Cahours dans l’huile de pomme de terre, et retrouvée en 1844 par M. Balard dans les produits de la distillation du marc de raisin. Cet agent n’est pas plus sans danger que le chloroforme, et les chirurgiens français lui préfèrent ce dernier.
En 1857, le docteur Ozanam ayant trouvé que l’éther devait être considéré comme une source de carbone facilement assimilable, et que sa transformation en acide carbonique dans le torrent circulatoire était la véritable cause de l’arrêt de la sensibilité, en concluait que l’acide carbonique était l’anesthésique général, efficace et sans danger, tandis que l’éther n’était qu’un intermédiaire inutile et parfois dangereux, dont on ne pouvait ni calculer régulièrement la dose, ni prévenir sûrement les effets. Les inhalations du gaz acide carbonique produisaient, suivant M. Ozanam, des effets très analogues à ceux de l’éther, mais plus fugitifs. Il expérimenta l’acide carbonique sur des animaux : les fonctions du cœur et du poumon furent ralenties, mais non abolies ; il n’y eut jamais de mort subite ; il faudrait beaucoup de temps pour arriver à une asphyxie complète. Sitôt l’appareil inhalateur enlevé, l’animal reste quelque temps immobile, puis il se relève, chancelant sur les pattes comme en état d’ivresse ; sa respiration est plus fréquente, son cœur bat avec force, mais ce phénomène dure peu, et bientôt l’animal est revenu à son état normal. On pourrait recommencer sans danger. Un fait curieux c’est que l’animal semble s’habituer à cette opération, et après une répétition fréquente de l’expérience la sensibilité est plus longue à disparaître. On avait déjà appliqué, sans grand succès, l’acide carbonique comme agent anesthésique local. M. Ozanam le conseillait comme agent général. « Tandis que les éthers, le cnloroforme, l’oxyde de carbone déterminent, disait-il, l’anesthésie en s’emparant de l’oxygène du sang artériel pour produire de l’acide carbonique et rendre le sang veineux, notre nouvel agent ne décompose pas le sang ; il ne lui enlève aucun élément vital, mais le charge progressivement, et d’une manière qu’on peut graduer à volonté, de la quantité de carbone nécessaire pour déterminer l’insensibilité. Bichat déterminait l’anesthésie en injectant du sang veineux dans les artères ; l’excès de carbone de ce sang rend compte du résultat et prouve que l’acide carbonique doit être l’anesthésique naturel de l’organisme… La saveur de ce gaz, légèrement piquante, aussi agréable que celle de l’éther, excite la salivation. On peut en prolonger impunément l’emploi pendant un temps qui dépasse celui des plus longues opérations ; des qu’on cesse d’aspirer le gaz, le réveil est prompt et le rétablissement rapide. »
Les anesthésiques agissent-ils sur le système nerveux ou sur le sang ? MM. Serres, Longet, Jobert deLamballe pensent que les phénomènes de l’anesthésie sont dus à une action directe des anesthésiques sur le système nerveux. Des nerfs mis à découvert ayant été soumis par eux à l’action de l’éther liquide, de la vapeur d’éther et des courants électriques, ils ont obtenu l’abolition immédiate de la sensibilité et de la contractilité. D’autres rattachent l’effet des anesthésiques sur le système nerveux à une sorte de compression mécanique, déterminée par la volatilité de ces substances soumises à une température élevée dans la circulation. M. Édouard Robin soutient que les anesthésiques ont une action directe et primitive sur le sang, et attribue les phénomènes produits par ces agents aux modifications qu’ils apportent dans la combustion exercée dans le sang par l’oxygène humide au moyen de la respiration. D’après lui, cette combustion lente, nécessaire à la vie, est arrêtée plus ou moins complètement par les anesthésiques ; l’arrêt complet constitue la mort par asphyxie, le ralentissement diminue la sensibilité, la contractilité, et ralentit tous les phénomènes de la vie. Il suit de là que la combustion lente qui se continue après la mort étant cause de la putréfaction, les anesthésiques qui ralentissent la combustion doivent être rangés dans la classe des antiputrides. Ces substances, anesthésiques dans les opérations chirurgicales, deviennent sédatives dans les maladies inflammatoires, toxiques lorsqu’elles sont prises à haute dose.
Les dangers de l’anesthésie produite par la respiration ont fait chercher s’il ne serait pas possible de produire une anesthésie locale des parties douloureuses, ce qui constituerait un immense progrès. Le chloroforme employé en frictions a donné quelquefois de bons résultats dans les douleurs rhumatismales et autres. On a ensuite essayé d’engourdir par le même moyen la partie destinée à subir une opération chirurgicale. « On comprend, dit M. Figuier, tous les avantages, toute l’importance de cette nouvelle application de l’anesthésie. Si l’on parvenait à rendre isolément insensible la partie du corps sur laquelle l’opération doit être pratiquée, on échapperait aux difficultés et aux dangers auxquels on s’expose par les procédés suivis aujourd’hui. L’individu resterait tout entier maître de sa volonté et de sa raison, il pourrait se prêter aux mouvements et aux manœuvres du chirurgien, il ne serait plus comme un cadavre entre les mains de. l’opérateur. Ainsi la sûreté de l’opération, la confiance du chirurgien, et aussi la dignité humaine gagneraient à cette modification heureuse. On étendrait en même temps l’application de l’anesthésie à bien des cas où elle ne peut être mise en œuvre. »
Le premier essai d’anesthésie locale remonte à M. Hardy, chirurgien de Dublin, qui ne se proposait pas absolument de produire une insensibilité absolue, mais seulement un apaisement de douleurs. L’instrument qu’il employait était une sorte de petit soufflet dirigeant un courant d’air à la surface d’un réservoir de chloroforme, et portant sur la partie malade une certaine quantité de vapeurs chloroformiques. M. Nélaton mit ce procédé en usage en 1854. Après avoir dirigé pendant cinq minutes un jet de vapeur de chloroforme sur un abcès, il put pratiquer une incision à la face palmaire du pied d’un malade sans que le patient indiquât le moindre sentiment de douleur. M. Paul Dubois employa également ce procédé d’anesthésie locale avec quelques succès ; mais ces succès ne se reproduisirent pas, et plusieurs autres chirurgiens ne purent obtenir l’insensibilité locale, même en continuant le jet de vapeur chloroformique pendant près d’un quart d’heure. Le docteur Guérard a obtenu de bons effets à l’Hôtel-Dieu en soumettant les parties douloureuses à une réfrigération considérable provoquée en versant sur elles de l’éther sulfurique et en dirigeant ensuite à leur surface un courant d’air rapide ; mais alors l’insensibilité est due à énorme refroidissement obtenu, et non à l’action spéciale de l’agent anesthésique : la glace aurait produit le même effet. Songeant qu’une certaine élévation de température était nécessaire pour faciliter l’absorption des gaz anesthésiques, le docteur Figuier fit construire un appareil qui élevait la température du chloroforme à 50° ; quelques essais tentés dans plusieurs hôpitaux n’ont pas donné de résultats complètement satisfaisants : il y avait bien atténuation manifeste de la sensibilité à la surface, mais les parties sousjacentes gardaient leur aptitude à la douleur. Peut-être une application plus longtemps soutenue donnerait-elle lin résultat plus profond.
Le professeur Tourdes à Strasbourg, M. Simpson en Angleterre, le docteur Follin à Paris ; essayèrent d’appliquer, mais sans grand succès, l’acide carbonique comme anesthésique local. M. Léon Goze fut plus heureux avec le gaz oxyde de carbone.
En 1862 M. Fournié est parvenu à produire une sorte d’anesthésie locale au moyen d’un mélange d’acide acétique et de chloroforme. « Si, dit-il, dans un appartement d’une température supérieure à 17° on applique exactement sur une peau saine, propre et non privée d’épiderme, l’orifice d’un flacon en verre mince, dans lequel on aura mis une quantité d’acide acétique cristallisable pur équivalente au quart de la capacité et autant de chloroforme, et qu’on ait la précaution de maintenir le flacon à la température de la main, on obtiendra au bout de cinq minutes, et au prix d’une très légère souffrance, une insensibilité complète de cette partie, et aussi de quelques-unes des parties plus profondes. Les vapeurs mélangées d’acide acétique et de chloroforme appliquées avec une cornue en verre plus ou moins grande, sans col, et à l’aide de la toile de diachylon délimitant les parties que l’on veut rendre insensibles, pourront être employées, comme anesthésiques, dans toutes les opérations de la petite chirurgie qui intéressent principalement la peau, dans beaucoup de celles de la grande, et spécialement dans toutes celles où l’emploi de la méthode anesthésique générale est contre-indiquée, ou quand le malade, dans l’a crainte des dangers de l’inhalation, ne veut pas profiter de ses bienfaits. » La chloracétisation paraissait à son auteur le moyen anesthésique local le plus sûr, le plus simple et le plus général.
L’électricité est encore un excellent agent d’anesthésie locale. Si elle ne produit pas une insensibilité assez complète pour qu’on puisse l’utiliser dans les opérations chirurgicales, elle parait.au nioins suffisante pour que par son moyen l’extraction des dents puisse être opérée sans douleur dans la plupart des cas. « Au moyen du courant électrique, écrivait un dentiste d’Epsom en 1858, on se procure un agent d’anesthésie sans danger, d’un emploi sans désagrément ni difficulté et n’apportant pas la moindre lenteur à l’opération. »
Les anesthésiques peuvent être employés avec succès pour la destruction des insectes qui dévorent les grains. Le sulfure de carbone et le chloroforme sont les agents qui ont jusqu’à présent le mieux réussi. Deux grammes de l’une de ces substances par quintal métrique de blé suffisent, d’après M. Doyere, pour faire périr tous les insectes en quatre ou cinq jours, dans Intérieur de silos fermés hermétiquement. L’opération réussit aussi bien dans des récipients moins parfaits, mais en élevant un peu la dose. Les animaux mangent les grains imprégnés de sulfure de carbone sans inconvénients ; cependant les grains peuvent garder une odeur désagréable.