Annibal
- G. de Vaudoncourt
- Encyclopédie de famille
Annibal naquit à Carthage, vers l’an 241 avant J.-C. Il n’avait que neuf ans quand son père, Amilcar, lui fit jurer sur un autel d’être l’éternel ennemi des Romains. À la mort d’Asdrubal, que Carthage avait chargé de conquérir l’Espagne, Annibal, qui s’était formé à l’art de la guerre sous son père, et sous son beaufrère, et qui était alors âgé de vingt-trois ans, prit le commandement des troupes. Il employa la fin de la campagne et les deux suivantes à soumettre tout le pays jusqu’à l’Èbre. Se voyant alors à la tête d’une armée nombreuse et aguerrie, et pouvant compter sur les ressources de l’Espagne soumise, il ne songea plus qu’à rompre l’alliance conclue avec les nomains. Le prétexte fut facilement trouvé. Il attaqua Sagonte, leur alliée, et la détruisit de fond en comble ; les Romains perdirent du temps en envoyant à Annibal une ambassade qui ne fut pas reçue, et qui, ayant passé à Carthage, n’y obtint qu’une réponse évasive, malgré .1 es efforts d’Hannon, qui voulait la paix. Le sénat fit partir alors pour Carthage une seconde ambassade, qui ne put obtenir satisfaction, et la guerre fut déclarée aux Carthaginois. Les envoyés de Rome passèrent à leur retour en Espagne et dans les Gaules, afin d’y conclure des alliances ; mais leurs efforts furent inutiles, et la ville aux sept collines resta seule dans la lutte qui se préparait et qui la mit à deux doigts de sa perte.
L’an 216 avant l’ère chrétienne, Annibal quitta l’Espagne. Ayant envoyé en Afrique une armée de 15,000 hommes et laissé en Espagne deux corps, l’un de 15.000 hommes, sous son frère Asdrubal, et l’autre de 11,000 hommes sous les ordres de Hannon, il lui restait 50,000 hommes d’infanterie et 9,000 chevaux, avec lesquels il passa les Pyrénées. Les Romains ne prirent pour leur défense que des mesures insuffisantes. Une armée de 25,000 hommes, sous l’un des consuls, Sempronius, fut chargée de passer en Sicile et de porter la guerre en Afrique ; une autre, de 15,000 hommes, sous le préteur Manlius, fut préposée à la défense de la Gaule Cisalpine. L’autre consul, Scipion, avec 25,000 hommes, devait passer en Espagne, où l’on croyait encore Annibal. Mais lorsque Scipion arriva à Marseille, Annibal était déjà sur les rives du Rhône, dont il forçait le passage. Ayant appris, par une reconnaissance, la position de Scipion, et d’un autre côté ayant reçu une ambassade des Gaulois Cisalpins, qui l’appelaient, il se décida à éviter une bataille et à passer les Alpes plus loin de la mer. Il remonta le Rhône jusque vers Valence, termina par arbitrage une guerre civile des Allobroges, revint vers la Drôme, gagna la vallée de la Durance vers Gap, et, malgré les attaques continuelles des montagnards, franchit les Alpes en passant le Mont Genèvre et le col de Sestrières[1]. Après des difficultés et des dangers de toutes espèces, il arriva en Italie par la vallée de Pragesas. Il y avait cinq mois et demi qu’il était parti de Carthagène, et il ne lui restait plus que 20.000 hommes d’infanterie africaine et espagnole et 6,000 chevaux. Scipion, de son côté, lorsque Annibal lui eut ainsi échappé, envoya son frère en Espagne avec ses légions, et revint en personne à Pise ; il apprit à Plaisance qu’Annibal s’avancait par la rive gauche du Pô. Aussitôt il marcha au-devant de l’ennemi jusqu’au delà de Pavie. La première rencontre des deux armées eut lieu près du Tessin et de Vigevano, dans un combat où la supériorité de la cavalerie d’Annibal lui donna la victoire. Scipion, battu et blessé, repassa le Tessin et le Pô, et se retira dans une forte position, près de Plaisance, pour y attendre son collègue Sempronius. Ce dernier, étant arrivé avec ses légions, se décida à passer la Trébia et à livrer bataille, malgré l’avis de Scipion, qui voulait réduire l’ennemi en lui faisant consommer ses ressources dans la Ligurie. Dans cette bataille, l’armée consulaire, enveloppée sur ses ailes, fut complètement defaite : 10,000 hommes du centre purent seuls percer la ligne ennemie, et se retirer à Plaisance, où les fuyards les rejoignirent en assez petit nombre. Après ce combat, les Romains se retirèrent en Ëtrurie, et Annibal prit ses quartiers d’hiver en Ligurie.
La campagne suivante ne fut pas moins désastreuse pour la république. Le nouveau consul, Flamimus, était venu se poster à Arezzo. Annibal, voulant éviter le passage de l’Apennin devant un ennemi nombreux, traversa les marais de l’Arno pour entrer en Étrurie, et, à la vue du camp romain, se dirigea vers Clusium et Rome. Flaminius se hâta de lui courir sus, et tomba ainsi dans l’embuscade que lui avait tendue Annibal sur les bords du lac j Trasimène. Le consul et presque toute l’armée y périrent ; mais Annibal n’osa pas encore marcher sur Rome, craignant d’être enfermé entre la garnison de cette ville et la nouvelle armée de l’autre consul, qui arrivait de Rimini. Il passa dans l’Apulie, où il reposa ses troupes. Les Romains levèrent de nouvelles troupes, et nommèrent à la dictature le célèbre Fabius Maximus. Celui-ci, instruit par l’expérience des désastres passés, adopta le système d’une guerre de positions, qui lui fit donner le surnom de temporiseur. Ce genre de guerre impatientait les Romains, autant qu’il fatiguait Annibal, et la cabale des imprudents profila d’un avantage remporté pendant l’absence de Fabius, pour partager l’autorité entre lui et son général de cavalerie, Minutius, Ce dernier ne tarda pas à se mettre dans un grand danger ; il n’en sortit que par une habile manœuvre du dictateur, et eut le bon esprit de renoncer au commandement. La guerre continua selon la méthode de Fabius, et Annibal resta acculé dans l’Apulie.
La troisième année de la guerre fut marquée par le plus grand désastre qu’eussent éprouvé les Romains depuis la bataille de l’Allia. Les armées consulaires avaient été portées au double. Réunies au nombre de seize légions, ou 80,000 hommes, elles vinrent camper devant Cannes, occupée par Annibal, dont l’armée était de 32,000 hommes d’infanterie et 10,000 chevaux. Le consul Paul Émile désirait suivre le système de Fabius ; son collègue Térentius Varron voulait, au contraire, combattre à tout prix. Chacun des deux généraux commandait à son tour ; Varron profita d’un jour qui lui appartenait, et présenta la bataille. Annibal la désirait, et s’y était préparé. Il suppléa à l’infériorité du nombre par les ressources de la tactique. Ses dispositions furent telles que l’armée romaine, se refoulant sur son centre, s’y trouva entassée en désordre, tandis que les ailes étaient enveloppées et tournées par l’excellente infanterie d’Annibal et sa nombreuse cavalerie. La défaite de Cannes fut sanglante et complète : 70,000 Romains furent tués ou pris. Paul Émile périt en combattant ; Varron se sauva avec quelques cavaliers. Le résultat de cette bataille fit soulever presque toute l’Italie contre Rome, *et livra à Annibal la riche Capoue. La constance héroïque des Romains lui opposa de nouvelles armées, et Marcellus devint le sauveur de la patrie en battant devant Noie le vainqueur de Cannes. On a reproché à Annibal de n’avoir pas marché sur Rome et d’avoir perdu son armée dans les délices de Capoue : le premier reproche est injuste, Annibal était trop faible pour attaquer une ville comme Rome, devant laquelle il risquait d’être enveloppé ; le second est une amplification de rhéteur.
Pendant les cinq campagnes suivantes la fortune cessa de favoriser les opérations d’Annibal. D’un côté, la constance inébranlable des Romains, leur faisant trouver ou créer des ressources après chaque échec, renouvelait sans cesse les travaux et les difficultés d’Annibal ; de l’autrè, les généraux romains se formaient à son école, et il rencontra enfin des rivaux dignes de lui, les Fabius, les Marcellus, les Fulvius, les Claudius Nero, et surtout Scipion, son vainqueur. Annibal se vit peu à peu acculé dans la Lucanie et le Bruttium (Calabre), où il s’était assuré un point d’appui pvar la prise de Tarente ; mais il perdit successivement Capoue, la plupart des places de l’Apulie, et Tarente, sa dernière conquête. Les Romains achevaient de s’emparer de la Sicile, et contenaient la Gaule Cisalpine. En Espagne, où ils avaient éprouvé un grand revers la septième année de la guerre, par la défaite et la mort des deux Scipions, le jeune général qu’ils y envoyèrent, Scipion, surnommé depuis l’Africain, fils et neveu de ceux qui avaient péri, rétablit leurs affaires. Annibal, ayant encore lutté pendant trois ans sans presque pouvoir sortir de la Lucanie et de l’Apulie, obtint du sénat de Carthage que son frère Asdrubal, qui luttait avec désavantage contre Scipion en Espagne, vînt le joindre, par terre, en Italie. Asdrubal arriva sur les rives du Pô la douzième année de la guerre, avec une armée que les renforts fournis par les Liguriens et ies Gaulois Cisalpins portaient à 50,000 hommes. Le consul Nero venait de battre le vainqueur de Cannes, lorsque deux Numides, pris avec des lettres d’Asdrubal, lui apprirent qu’il avait dépassé Rimini, s’avançant vers Ancône. Il forma alors un projet téméraire en apparence, mais d’une conception aussi sage ;que hardie, ce fut d’aller rapidement joindre son collègue Livius, avec environ 7,000 hommes d’élite, afin de battre Asdrubal avant que son frère eût reçu de nouvelles dépêches de lui. Ayant pris toutes ses précautions pour couvrir sa marche, Nero atteignit Asdrubal sur les bords du Métaure, et lui fit éprouver une défaite complète. Ne voulant pas survivre à la destruction de son armée, Asdrubal chercha et trouva la mort dans les rangs ennemis.
Après ce désastre, Annibal se maintint .en Calabre pendant quatre ans encore. Scipion, ayant achevé la conquête de l’Espagne, porta la guerre en Afrique ; les succès qu’il y obtint mirent bientôt Carthage en danger, et obligèrent le sénat de cette ville à rappeler Annibal. Ce vieil ennemi des Romains retarda tant qu’il put l’exécution de cet ordre. Un autre de ses frères, Magon, était débarqué en Ligurie, et, ayant rallié les habitants de la vallée du Pô, pouvait faire une puissante diversion en sa faveur. Mais Magon vaincu, et son armée dispersée, Annibal fut obligé, après seize ans, de quitter l’Italie. À Zama, où les armées romaine et carthaginoise se rencontrèrent, le génie d’Annibal succomba devant celui de Scipion. Carthage, vaincue, reçut la loi du vainqueur. Annibal, rentré dans sa patrie, la servit utilement dans quelques guerres qu’elle eut à soutenir en Afrique, et parvint à la magistrature suprême. Lorsque le roi de Syrie, Antiochus, se disposa à faire la guerre aux Romains, Annibal entra en correspondance avec lui. Le sénat de Rome s’en plaignit à Carthage ;* Annibal, craignant d’être livré, prit secrètement la fuite, et se retira près d’Antiochus. Si ses plans avaient été suivis dans la guerre qui éclata entre le roi de Syrie et les Romains, qui sait ce que fussent devenus Rome et le monde ? Mais Antiochus, vaincu à Magnésie, implora une paix humiliante, et s’engagea à livrer son hôte ; prévenu à temps, celui-ci eut encore une fois le bonheur d’échapper au danger qui le menaçait, et se rendit auprès de Prusias, roi de Bithynie, à qui il rendit des services signalés dans une guerre contre Eumène, roi de Pergame, allié des Romains. La haine des Romains le poursuivit jusque-là, et ils envoyèrent une ambassade pour se plaindre de ce qu’on l’avait accueilli en Bithynie. Annibal, connaissant le caractère lâche et abject de Prusias, tenta encore de s’échapper ; mais voyant qu’il ne pouvait plus se soustraire à ses ennemis, il s’empoisonna, l’an 181 avant J.-C., à l’âge de soixante ans.
Comme homme de guerre, Annibal doit être mis au nombre des plus grands généraux de l’antiquité. Ses campagnes d’Italie seront toujours un modèle, surtout pour la suprême habileté avec laquelle il savait se créer des ressources de tout genre dans les pays qu’il occupait et la manière dont il en tirait parti. On lui a reproché la cruauté et la perfidie ; mais ce reproche est suspect, car il vient d’ennemis qui n’ont pas eu la générosité de le laisser mourir en paix. Annibal était un chef vigilant, sobre, infatigable, sachant gagner la confiance et l’amour de ses troupes, doué d’une grande perspicacité et d’une promptitude de conception qui ne le laissait jamais en défaut. Il fit voir, comme souverain magistrat, qu’il était un administrateur habile et intègre- Au milieu des camps il se plaisait à cultiver les lettres.