Anthropophages
- Histoire naturelle
- Bory de Saint-Vincent
- Encyclopédie moderne
Anthropophages. Ce n’est pas l’une des, moindres découvertes de l’anatomie, telle qu’on l’étudie aujourd’hui, que l’organisation des espèces détermine leurs appétits, et pousse ces espèces vers tel ou tel genre de nourriture. Certaines dispositions des voies digestives, par exemple, ne peuvent convenir qu’à certain système dentaire ; et l’on ne saurait même imaginer un ruminant avec les mâchoires d’un carnivore. Il ne pourrait exister un animal dont la bouche fût pareille à celle des bêtes de proie avec deux estomacs. D’après cette loi, l’homme et les genres qui se groupent autour de lui en tête du règne animal, paraîtraient, par la combinaison de leurs dents et de leur estomac, devoir se nourrir indifféremment de toutes sortes d’aliments ; et s’il est quelques exceptions à cette manière de vivre parmi certains quadrumanes qui se nourrissent de fruits, les animaux qui nous ressemblent par les dents, peuvent digérer ce que nous digérons : mais parmi ces animaux il ne s’en trouve pas un seul qui dévore son semblable ; on ne voit d’exemple de l’appétit féroce qui porte un animal à faire sa nourriture d’un animal qui lui ressemble, que parmi les loups, les araignées et certains poissons. La faim seule peut réduire, quand elle est portée au dernier degré, les autres créatures à se jeter sur leurs pareilles ; ainsi, l’on a vu quelques insectes voraces, placés souS un bocal, sans nourriture, se dévorer les uns les autres, et finir par manger jusqu’à leurs propres pattes ; le même fait a été observé chez les rats et chez les souris. Plusieurs femelles de carnassiers dévorent une partie de leur progéniture, quand elles craignent de ne pouvoir fournir assez de lait à toute leur portée ; elles réservent alors les nourrissons les plus forts, que les mâles jaloux tentent de dévorer à leur tour, afin de détourner la mère d’un soin qui lui fait négliger ses brutales caresses ; on prétend même que les lapins, essentiellement herbivores, se livrent quelquefois à de pareilles fureurs. Il est des maladies qui portent aussi les animaux à s’entre-dévorer ; mais ces cas sont rares et font exception.
L’espèce humaine serait donc du très petit nombre de celles à qui, dans l’état de nature, sa propre chair ne causât point d’horreur. Malgré tous les efforts qu’oui faits le chirurgien Atkins et le voyageur Dampier, pour justifier les hommes du reproche de manger des hommes, il n’est pas moins certain que l’anthropophagie est un goût naturel à notre espèce ; et l’on ne trouverait peut-être pas un peuple entre les plus civilisés, chez lequel les plus forts ne dévorassent les plus faibles, avant que des lois protectrices de la vie des individus eussent mis cette première propriété sous la protection de la société. Sans en chercher la preuve parmi des nations encore à demi barbares, nous la trouverons chez tous les Européens, qui furent originairement anthropophages, sans exception. Pline, Strabon et Porphyre disent que les anciens Scythes relaient ; Cluvier en dit autant des Germains, et Pelloutier l’assure en parlant des Celtes ; l’anthropophagie s’est même perpétuée chez nous après l’introduction de la religion chrétienne, si l’on en juge par les Capitulaires de Charlemagne (édition d’Heinneccius, p. 382), où l’on trouve des peines sévères portées contre ceux qui satisfaisaient le plus horrible appétit, et qui appartenaient ordinairement à cette classe misérable qu’on croyait s’adonner à la magie.
Des peuplades indiennes, des Tartares, presque de nos jours (en 1740), les Juifs, en diverses occasions, furent anthropophages ; la plupart des nations du grand archipel indien, la race africaine des Jagas, ce qui reste des Caraïbes des Antilles ou de l’Amérique du Sud, et les sauvages de l’Amérique du Nord, le sont encore. Chez ces peuples, on assouvit sa vengeance en mangeant un ennemi ; les vaincus, que le sort des combats livre au plus heureux, sont rôtis vivants et déchirés par la dent du vainqueur. On ne sait ce qu’il faut admirer comme le plus horrible, ou de la férocité de celui qui se rassasie des lambeaux à demi vivants et brûlés de sa victime, ou de l’intrépidité insultante que montre l’infortuné qu’on dépèce. Si ce dernier eût mis à combattre la moitié du courage qu’il montre à mourir, le mangeur eût été nécessairement le mangé.