Danse des morts

  • Dictionnaire infernal

Danse des morts. L’origine des danses des morts, dont on fit le sujet de tant de peintures, date du moyen âge ; elles ont été longtemps en vogue. D’abord on voyait fréquemment, pendant le temps du carnaval, des masques qui représentaient la mort ; ils avaient le privilège de danser avec tous ceux qu’ils rencontraient en les prenant par la main, et l’effroi des personnes qu’ils forçaient de danser avec eux amusait le public. Bientôt ces masques eurent l’idée d’aller dans les cimetières exécuter leur danse en l’honneur des trépassés. Ces danses devinrent ainsi un effrayant exercice de dévotion ; elles étaient accompagnées de sentences lugubres, et l’on ne sait pourquoi alors elles prirent le nom de danses macabres. On fit des images de ces danses qui furent révérées par le peuple. Ces danses macabres se multiplièrent à l’infini au quinzième et au seizième siècle : les artistes les plus habiles furent employés à les peindre dans les vestibules des couvents et sur les murs des cimetières. La danse des morts de Bâle fut d’abord exécutée dans cette ville en 1435 par l’ordre du concile qui y était rassemblé. Ce qui l’a rendue célèbre, c’est qu’elle fut ensuite refaite par Holbein. « L’idée de cette danse est juste et vraie, disait il y a quelque temps M. Saint-Marc Girardin. Ce monde-ci est un grand bal où la mort donne le branle. On danse plus ou moins de contredanses, avec plus ou moins de joie ; mais cette danse enfin, c’est toujours la mort qui la mène : et ces danseurs de tous rangs et de tous états, que sont-ils ? Des mourants à plus ou moins long terme.

« Je connais deux danses des morts, poursuit le même écrivain : l’une à Dresde, dans le cimetière au delà de l’Elbe ; l’autre en Auvergne, dans l’admirable église de la Chaise-Dieu. Cette dernière est une fresque que l’humidité ronge chaque jour. Dans ces deux danses des morts, la mort est en tête d’un chœur d’hommes d’âges et d’états divers : il y a le roi et le mendiant, le vieillard et le jeune homme, et la mort les entraîne tous après elle. Ces deux danses des morts expriment l’idée populaire de la manière la plus simple. Le génie d’Holbein a fécondé cette idée dans sa fameuse Danse des morts du cloître des dominicains à Bâle ; c’était une fresque, et elle a péri comme périssent peu à peu les fresques. Il en reste au musée de Bâle quelques débris et des miniatures coloriées. La danse d’Holbein n’est pas, comme celles de Dresde et de la Chaise-Dieu, une chaîne continue de danseurs menés par la mort ; chaque danseur a sa mort costumée d’une façon différente, selon l’état du mourant. De cette manière, la danse d’Holbein est une suite d’épisodes réunis dans, le même cadre. Il y a quarante et une scènes dans le drame d’Holbein, et dans ces quarante et une scènes une variété infinie. Dans aucun de ces tableaux vous ne trouverez la même pose, la même attitude, la même expression : Holbein a compris que les hommes ne se ressemblent pas plus dans leur mort que dans leur vie, et que, comme nous vivons tous à notre manière, nous avons tous aussi notre manière de mourir.

« Holbein costume le laid et vilain squelette sous lequel nous nous figurons la mort, et il le costume de la façon du monde la plus bouffonne, exprimant, par les attributs qu’il lui donne, le caractère et les habitudes du personnage qu’il veut représenter. Chacun de ses tableaux est un chef-d’œuvre d’invention. — Il est incroyable avec quel art il donne l’expression de la vie et du sentiment à ces squelettes hideux, à ces figures décharnées. Tous ses morts vivent, pensent, respirent ; tous ont le geste, la physionomie, j’allais presque dire les regards et les couleurs de la vie.

« Holbein avait ajouté à l’idée populaire de la Danse des morts : le peintre inconnu du pont de Lucerne a ajouté aussi à la danse d’Holbein. Ce ne sont pas des peintures de prix que les peintures du pont de Lucerne ; mais elles ont un mérite d’invention fort remarquable. Le peintre a représenté, dans les triangles que forment les poutres qui soutiennent le toit du pont, les scènes ordinaires de la vie, et comment la mort les interrompt brusquement.

« Dans Holbein, la mort prend le costume et les attributs de tous les états, montrant par là que nous sommes tous soumis à sa nécessité. Au pont de Lucerne, la mort vit avec nous. Faisons-nous une partie de campagne, elle s’habille en cocher, fait claquer son fouet ; les enfants rient et pétillent : la mère seule se plaint que la voiture va trop vite. Que voulez-vous ! c’est la mort qui conduit, elle a hâte d’arriver. Allez-vous au bal, voici la mort qui entre en coiffeur, le peigne à la main. « Hâtez-vous, dit la jeune fille, hâtez-vous ! je ne veux pas arriver trop tard. — Je ferai vite ! » Elle fait vite ; car à peine a-t-elle touché du bout de son doigt décharné le front de la danseuse, que ce front de dix-sept ans se dessèche aussi bien que les fleurs qui devaient le parer.

« Le pont de Lucerne nous montre la mort à nos côtés et partout : à table, où elle a la serviette autour du cou, le verre à la main, et porte des santés ; dans l’atelier du peintre, où, en garçon barbouilleur, elle tient la palette et broie les couleurs ; dans le jardin, où, vêtue en jardinier, l’arrosoir à la main, elle mène le maître voir si ses tulipes sont écloses ; dans la boutique, où en garçon marchand, assise sur des ballots d’étoffe, elle a l’air engageant et appelle les pratiques ; dans le corps de garde, où, le tambour en main, elle bat le rappel ; dans le carrefour, où, en faiseur de tours, elle rassemble les badauds ; au barreau, où, vêtue en avocat, elle prend des conclusions : le seul avocat (dit la légende en mauvais vers allemands placés au bas de chaque tableau) qui aille vite et qui gagne toutes ses causes ; dans l’antichambre du ministre, où, en solliciteur, l’air humble et le dos courbé, elle présente une pétition qui sera écoutée ; dans le combat, enfin, où elle court en tête des bataillons, et pour se faire suivre elle s’est noué le drapeau autour du cou… »