Incombustibles
- Dictionnaire infernal
Incombustibles. Il y avait jadis en Espagne des hommes d’une trempe supérieure qu’on appelait Saludadores, Santiguadores, Ensalmadores. Ils avaient non-seulement la vertu de guérir toutes les maladies avec leur salive, mais ils maniaient le feu impunément ; ils pouvaient avaler de l’huile bouillante, marcher sur les charbons ardents, se promener à l’aise au milieu des bûchers enflammés. Ils se disaient parents de sainte Catherine et montraient sur leur chair l’empreinte d’une roue, signe manifeste de leur glorieuse origine. — Il existe aujourd’hui en France, en Allemagne et dans presque toute l’Europe, des hommes qui ont les mêmes privilèges, et qui pourtant évitent avec soin l’examen des savants et des docteurs. Léonard Vair conte qu’un de ces hommes incombustibles ayant été sérieusement enfermé dans un four très chaud, on le trouva calciné quand on rouvrit le four. Il y a quelques années qu’on vit à Paris un Espagnol marcher pieds nus sur des barres de fer rougies au feu, promener des lames ardentes sur ses bras et sur sa langue, se laver les mains avec du plomb fondu, etc. ; on publia ces merveilles. Dans un autre temps, l’Espagnol eût passé pour un homme qui avait des relations avec le démon ; alors on se contenta de citer Virgile, qui dit que les prêtres d’Apollon, au mont Soracte, marchaient sur des charbons ardents ; on cita Varron, qui affirme que ces prêtres avaient le secret d’une composition qui les rendait pour ; quelques instants inaccessibles à l’action du feu. Le P. Régnault, qui a fait quelques recherches pour découvrir les secrets de ces procédés, en a publié un dans ses Entretiens sur la physique expérimentale. Ceux qui font métier, dit-il, de manier le feu et d’en tenir à la bouche emploient quelquefois un mélange égal d’esprit de soufre, de sel ammoniac, d’essence de romarin et de suc d’oignon. L’oignon est, en effet regardé par les gens de la campagne comme un préservatif contre la brûlure.
Dans le temps où le P. Régnault s’occupait de ces recherches, un chimiste anglais, nommé Richardson, remplissait toute l’Europe du bruit de ses expériences merveilleuses. Il mâchait des charbons ardents sans se brûler ; il faisait fondre du soufre, le plaçait tout animé sur sa main, et le reportait sur sa langue, où il achevait de se consumer ; il mettait aussi sur sa langue des charbons embrasés, y faisait cuire un morceau de viande ou une huître, et souffrait, sans sourciller, qu’on excitât le feu avec un soufflet ; il tenait un fer rouge dans ses mains, sans qu’il y restât aucune trace de brûlure, prenait ce fer dans ses dents, et le lançait au loin avec une force étonnante ; il avalait de la poix et du verre fondus, du soufre et de la cire mêlés ensemble et tout ardents, de sorte que la flamme sortait de sa bouche comme d’une fournaise. Jamais, dans toutes ces épreuves, il ne donnait le moindre signe de douleur. Depuis le chimiste Richardson, plusieurs hommes ont essayé comme lui de manier le feu impunément. En 1774, on vit à la forge de Laune un homme qui marchait, sans se brûler, sur des barres de fer ardentes, tenait sur sa main des charbons et les soufflait avec sa bouche : sa peau était épaisse et enduite d’une sueur grasse, onctueuse, mais il n’employait aucun spécifique. Tant d’exemples prouvent qu’il n’est pas nécessaire d’être parent de sainte Catherine pour braver les effets du feu. Mais il fallait que quelqu’un prît la peine de prouver, par des expériences décisives, qu’on peut aisément opérer tous les prodiges dont l’Espagnol incombustible a grossi sa réputation ; ce physicien s’est trouvé à Naples.
M. Sementini, premier professeur de chimie à l’université de cette ville, a publié à ce sujet des recherches qui ne laissent rien à désirer. Ses premières tentatives ne furent pas heureuses ; mais il ne se découragea point. Il conçut que ses chairs ne pouvaient acquérir subitement les mêmes facultés que celles du fameux Lionetti, qui était alors incombustible ; qu’il était nécessaire de répéter longtemps les mêmes tentatives, et que, pour obtenir les résultats qu’il cherchait, il fallait beaucoup de constance. A force de soins, il réussit. Il se fit sur le corps des frictions sulfureuses et les répéta si souvent, qu’enfin il put y promener impunément une lame de fer rouge. Il essaya de produire le même effet avec une dissolution d’alun, l’une des substances les plus propres à repousser l’action du feu : le succès fut encore plus complet. Mais quand M. Sementini avait lavé la partie incombustible, il perdait aussitôt tous ses avantages, et devenait aussi périssable que le commun des mortels. Il fallut donc tenter de nouvelles expériences.
Le hasard servit à souhait M. Sementini. En cherchant jusqu’à quel point l’énergie du spécifique qu’il avait employé pouvait se conserver, il passa sur la partie frottée un morceau de savon dur, et l’essuya avec un linge : il y porta ensuite une lame de fer. Quel fut son étonnement de voir que sa peau avait non-seulement conservé sa première insensibilité, mais qu’elle en avait acquis une bien plus grande encore ! Quand on est heureux, on devient entreprenant : M. Sementini tenta sur sa langue ce qu’il venait d’éprouver sur son bras, et sa langue répondit parfaitement à son attente ; elle soutint l’épreuve sans murmurer ; un fer étincelant n’y laissa pas la moindre empreinte de brûlure — Voilà donc les prodiges de l’incombustibilité réduits à des actes naturels et vulgaires[1]. Mais ces découvertes ne peuvent atténuer la protection toute divine des saints qui ont résisté à l’action du feu, en des temps où aucune des découvertes qu’on vient de lire n’avait eu lieu.