Jean-Baptiste Digonnet

  • Dictionnaire infernal

Digonnet (Jean-Baptiste). C’est, de nos jours, le dieu d’une secte de béguins qui descend des manichéens et des anabaptistes. Ce dieu est vivant et M. Daniel Wurth a donné de lui, dans le journal la Patrie, une notice si curieuse que nous croyons devoir la rapporter ici :

« Jean-Baptiste Digonnet est né à Tence (Haute-Loire) ; il fut successivement maçon, scieur de long et sabotier. Un chef de la secte des momiers lui ayant rempli la tête d’idées mystiques, il abandonna ses travaux et se livra au vagabondage. Arrêté en 18-45, conduit dans les prisons de Moulins, puis rendu à la liberté, il continua sa vie errante pendant plusieurs mois. Arrêté de nouveau l’année suivante, il fut incarcéré dans la maison d’arrêt de Saint-Étienne, où se trouvait un jeune béguin de Saint-Jean-Bonnefond qui, l’entendant citer à tout propos des passages de la Bible, lui confia que depuis longtemps les habitants de cette commune attendaient le Dieu prédit par les Écritures.

« Digonnet se promit de tirer parti de cette confidence. Peu de temps après, ayant recouvré sa liberté, il se rendit à Saint-Jean-Bonnefond, où il exécuta son projet. Les béguins crurent à sa divinité et le surnommèrent leur petit bon dieu. À partir de cette époque, de fréquentes réunions de béguins eurent lieu dans cette commune. Dans ces réunions Digonnet prêchait la religion à sa manière, et par suite de son ascendant sur les hommes et surtout sur les femmes, se livrait à des actes d’une immoralité si profonde que la décence ne permet pas de les raconter. Arrêté au milieu de ses fidèles, il subit diverses condamnations et fut détenu plusieurs fois dans des maisons d’aliénés. S’étant évadé de celle d’Aurillac le 7 juillet 1848, il revint à Saint-Jean-Bonnefond, où la gendarmerie le saisit de nouveau pour l’emprisonner à Montbrison.

« Ce fut dans cette dernière ville que je le vis. Digonnet est de petite taille ; il a le regard terne et sans aucune expression ; son front ne présente aucun indice d’intelligence ; ses joues et le dessous de ses yeux sont colorés d’une teinte bleuâtre et par endroits légèrement violacée ; un tic nerveux balance continuellement sa tête sur ses épaules, et lorsqu’il débite ses lamentations ridicules, on voit de temps à autre passer entre les trois dents jaunes qui lui restent une petite chique, qu’il parait sucer avec un sentiment de délicieuse volupté.

« Ce fut un de mes amis, commis greffier au tribunal de Montbrison, qui me procura l’avantage de voir ce divin vieillard et qui voulut bien le prier de me faire connaitre les diverses condamnations qu’il avait déjà subies. — N’ayant jamais passé en jugement, répondit-il, je n’ai pas encore subi de condamnation. Des brigands, il est vrai, m’ont fait emprisonner pour étouffer ma parole ; mais je n’ai point été jugé et ne le serai jamais en ce monde, parce que ne relevant que du Père, la justice des hommes ne peut arriver jusqu’à moi !…

— Qu’appelez-vous donc le Père ? lui demandai-je, après lui avoir entendu prononcer ce mot pour la seconde fois. — Le Père ! s’écria-t-il, c’est Dieu !… c’est le Tout-Puissant qui m’a envoyé sur la terre pour annoncer aux hommes que les temps sont proches et que le châtiment sera terrible ! — Mais, murmura en souriant mon compagnon, vous n’êtes donc que prophète ?… Je croyais que vous étiez dieu ? — Je suis dieu et prophète tout à la fois, me répondit-il d’une voix lente. Je suis le premier des sept élus qui sont répandus sur la terre. Il m’a mis au-dessus d’eux parce que j’avais une foi plus forte que leur foi, et en ceci il a agi comme un père de famille, qui ayant sept enfants en aimerait un plus que les autres, parce que dans celui-là il aurait reconnu des qualités dont les autres seraient dépourvus. »

« En ce moment, j’avoue que j’éprouvais un certain plaisir à écouter ce vieillard, fou pour les uns, fripon pour les autres. Le voyant assez bien disposé à me répondre, je me préparais à l’interroger longuement ; mais j’avais compté sans mon hôte, c’est-à-dire sans mon ami, qui, voulant taquiner un peu son prophète, comme il l’appelait, s’écria tout à coup : — Mais, père Digonnet, dites-moi donc pourquoi vous êtes si bien vêtu, vous qui défendez le luxe à vos fidèles ?… Savez-vous qu’il n’y a pas à Paris de plus beaux par-dessus que le vôtre ; qu’on n’y voit rien d’aussi coquet que cette calotte de velours brodée d’or qui orne votre tête ; que ce superbe gilet noir brodé comme votre calotte ; que cette chemise si fine, si blanche… si…

— Je sais tout cela, interrompit Digonnet sans se fâcher du ton railleur de mon compagnon ; je porte ces vêtements parce que pour me les donner les béguins s’appauvrissent, ce qui les empêche de penser au superflu… Pour moi, je vous assure que je ne tiens pas à ces beaux habits. J’en ai de toutes les façons. Mes béguins m’ont donné une culotte où il y a pour plus de douze mille francs d’or en broderies. Tenez, voyez ces attaches, continua-t-il en déboutonnant son gilet pour me montrer de superbes bretelles marquées à ses initiales ; eh bien, j’en ai encore de plus belles… Mais, ajouta-t-il en faisant un geste des plus comiques, ça me coupe horriblement les épaules… j’aimerais mieux n’en pas avoir. »

« Mon ami se mordit les lèvres pour ne pas rire ; quant à moi, je me hâtai de demander à Digonnet à quel âge il avait été inspiré. — À cinquante-cinq ans, me répondit-il ; je ne devais l’être qu’à soixante, mais le Père m’a avancé de cinq années, à cause des iniquités qui se commettent sur la terre.

— Comme dieu, comme prophète, vous devez avoir le don des miracles ? — Oui ! — Ainsi, si vous le vouliez, vous sortiriez à l’instant de cette prison ? — Non pas ! Descendu sur la terre pour y accomplir un sacrifice, je dois tout souffrir sans me plaindre. Les portes de cette prison seraient ouvertes que je n’en sortirais pas avant l’ordre du Père. Oh ! je suis d’une garde facile maintenant ; mais quand le moment sera venu, les geôliers auront beau fermer leurs portes, tirer leurs verrous, je m’ouvrirai un passage invisible dans les murs épais qui m’entourent, et quittant la laide carcasse dans laquelle je suis incarné, j’irai rejoindre le Père.

— On dit, je crois, que vous fabriquez une échelle pour vous faciliter cette ascension. — Ce sont les brigands qui disent ces absurdités… Est-ce que la puissance du Père ne suffira pas pour me faire traverser l’espace et m’y soutenir ?… Est-ce que le soleil, est-ce que la lune, est-ce que les étoiles ont eu besoin d’une échelle pour monter au firmament ? Est-ce que la puissance du Père n’est pas infinie ? Est-ce que je ne puis pas ce que je veux, moi ! » Le petit dieu des béguins prononça ces dernières paroles avec un ton d’animation qui, malgré sa mauvaise prononciation et quelques liaisons hasardées, ne manquait pas d’une certaine poésie. Son visage s’était fortement empourpré, et ne voulant pas sans doute s’entretenir plus longtemps avec nous, il rentra dans sa chambre sans ajouter un seul mot.

« Maintenant si, abandonnant le côté comique de ce monomane, on se prend à penser qu’au dix-neuvième siècle il peut encore se rencontrer des populations assez crédules pour se laisser prendre aux absurdes prédications d’un individu sans intelligence, sans apparence même, on est saisi d’un sentiment de tristesse amère, et l’on se demande en tremblant s’il est vrai que la civilisation ait chassé le fanatisme et l’ignorance du fond de nos campagnes ? »