Jurement

  • Dictionnaire infernal

Jurement. « C’est une chose honteuse, dit un bon légendaire, que d’entendre si souvent répéter le nom du diable sans nécessité. Un père en colère dit à ses enfants : — Venez ici, mauvais diables ! Un autre s’écrie : — Te voilà, bon diable ! Celui-ci qui a froid vous l’apprend en disant : — Diable ! le temps est rude. Celui-là qui soupire après la table dit qu’il a une faim de diable. Un autre qui s’impatiente souhaite que le diable l’emporté. Un savant de société, quand il a proposé une énigme, s’écrie bravement : — Je me donne au diable si vous devinez cela. Une chose paraît-elle embrouillée, on vous avertit que le diable s’en mêle. Une bagatelle est-elle perdue, on dit qu’elle est à tous les diables. Un homme laborieux prend-il quelques moments de sommeil, un plaisant vient vous dire que le diable le berce. — Ce qu’il y a de pis, c’est que des gens emploient le nom du diable en bonne part ; ainsi on vous dira d’une chose médiocre : — Ce n’est pas le diable. Un homme fait-il plus qu’on ne demande, on dit qu’il travaille comme le valet du diable. Que l’on voie passer un grenadier de cinq pieds dix pouces, on s’écrie : — Quel grand diable ! D’un homme qui vous étonne par son esprit, par son adresse ou par ses talents, vous dites : — Quel diable d’homme ! On dit encore : Une force de diable, un esprit de diable, un courage de diable ; un homme franc est un bon diable ; un homme qu’on plaint, un pauvre diable ; un homme divertissant a de l’esprit en diable, etc., et une foule de mots semblables. Ce sont de grandes aberrations. »

Un père en colère dit un jour à son fils : — Va-t’en au diable ! Le fils, étant sorti peu après, rencontra le diable, qui l’emmena, et on ne le revit plus[1]. Un autre homme, irrité contre sa fille qui mangeait trop avidement une écuelle de lait, eut l’imprudence de lui dire : — Puisses-tu avaler le diable dans ton ventre ! La jeune fille sentit aussitôt la présence du démon, et elle fut possédée plusieurs mois[2]. Un mari de mauvaise humeur donna sa femme au diable ; au même instant, comme s’il fût sorti de la bouche de l’époux, le démon entra par l’oreille dans le corps de cette pauvre dame[3]. Ces contes vous font rire ; puissent-ils vous corriger !

Un avocat gascon avait recours aux grandes figures pour émouvoir ses juges. Il plaidait au quinzième siècle, dans ces temps où les jugements de Dieu étaient encore en usage. Un jour qu’il défendait la cause d’un Manceau cité en justice pour une somme d’argent dont il niait la dette, comme il n’y avait aucun témoin pour éclaircir l’affaire, les juges déclarèrent qu’on aurait recours à une épreuve judiciaire. L’avocat de la partie adverse, connaissant l’humeur peu belliqueuse du Gascon, demanda que les avocats subissent l’épreuve, aussi bien que leurs clients ; le Gascon n’y consentit qu’à condition que l’épreuve fût à son choix. — La chose se passait au Mans. Le jour venu, l’avocat gascon, ayant longuement réfléchi sur les moyens qu’il avait à prendre pour ne courir aucun péril, s’avança devant les juges et demanda qu’avant de recourir à une plus violente ordalie on lui permît d’abord d’essayer celle-ci, c’est-à-dire qu’il se donnait hautement et fermement au diable, lui et sa partie, s’ils avaient touché l’argent dont ils niaient la dette. Les juges, étonnés de l’audace du Gascon, se persuadèrent là-dessus qu’il était nécessairement fort de son innocence et se disposaient à l’absoudre ; mais auparavant ils ordonnèrent à l’avocat de la partie adverse de prononcer le même dévouement que venait de faire l’avocat gascon. — Il n’en est pas besoin, s’écria aussitôt du fond de la salle une voix rauque.

En même temps on vit paraître un monstre noir, hideux, ayant des cornes au front, des ailes de chauve-souris aux épaules, et avançant les griffes sur l’avocat gascon… Le champion, tremblant, se hâta de révoquer sa parole, en suppliant les juges et les assistants de le tirer des griffes de l’ange des ténèbres. — Je ne céderai, répondit le diable, que quand le crime sera révélé…

Disant ces mots, il s’avança encore sur le plaideur manceau et sur l’avocat gascon… Les deux menteurs, interdits, se hâtèrent d’avouer, l’un, qu’il devait la somme qu’on lui demandait, l’autre, qu’il soutenait sciemment une mauvaise cause. Alors le diable se retira ; mais on sut par la suite que le second avocat, sachant combien le Gascon était peureux, avait été instruit de son idée ; qu’il avait en conséquence affublé son domestique d’un habit noir bizarrement taillé et l’avait équipé d’ailes et de cornes pour découvrir la vérité par ce ministère. (Voyez : Initié).

1.

Cæsarii Heisterb. miracul., lib. V, cap. xii.

2.

Ejusdem, cap. ii, ibid.

3.

Ejusdem, cap. ii, ibid.