Accaparement

  • De Friess-Colonna
  • Encyclopédie moderne

Accaparement. On entend par ce mot l’acte par lequel un ou plusieurs spéculateurs achètent une marchandise, et la conservent pour la revendre plus tard à un prix élevé, lorsque cette marchandise se trouve, par le retrait qu’ils en ont fait de la circulation, devenue très rare.

Il peut y avoir accaparement pour toute espèce de marchandise ; cependant cette expression s’entend plus spécialement des spéculations sur les céréales. En effet, on ne pourrait regarder comme accapareur le marchand qui achèterait une grande quantité de soieries par exemple, et attendrait pour les revendre avec bénéfice le moment favorable.

Le code pénal a prévu le cas d’accaparement, sans cependant en employer l’expression. Tous ceux, dit-il, art. 419, qui, par des faits faux ou calomnieux, semés à dessein dans le public, par des sur-offres faites aux prix que demandent les vendeurs eux-mêmes, par réunion ou coalition entre les principaux détenteurs d’une même marchandise ou denrée, tendant à ne pas la vendre, ou à ne la vendre qu’un certain prix, ou qui, par des voies, ou moyens frauduleux quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou des marchandises ou des papiers et effets publics au-dessus ou au-dessous des prix qu’aurait déterminés la concurrence naturelle et libre du commerce, seront punis d’un emprisonnement d’un mois au moins, d’un an au plus, et d’une amende de cinq cents francs à dix mille francs. Les coupables pourront être mis par l’arrêt ou le jugement sous la surveillance de la haute police pendant deux ans au moins et cinq ans au plus. L’art. 420 double la peine lorsqu’il s’agit d’objets de nécessité première : la peine sera d’un emprisonnement de deux mois au moins et de deux ans au plus et d’une amende de mille francs à vingt mille francs si ces manœuvres ont été pratiquées sur grains, grenailles, farines, substances farineuses, pain ; vin ou toute autre boisson. La mise en surveillance qui pourra être prononcée sera de cinq ans au moins et de dix au plus. » Ces deux articles du code pénal ont eu principalement en vue la coalition qui pourrait se former entre plusieurs capitalistes pour faire à leur gré le cours du marché. C’est bien là de l’accaparement.

De tout temps et dans tous les pays il y a eu des hommes qui ont songé à ce moyen de s’enrichir. Dans l’ancienne Grèce, à Rome, dans notre ancienne monarchie il y a eu des accapareurs. Dans tous les temps et dans tous les pays les lois ont cherché à réprimer cet abus.

Nous ne ferons point ici l’histoire, fort longue d’ailleurs et fort variée, des accaparements ; nous dirons seulement qu’ils ont produit de grands maux à une époque surtout où, les moyens de transport étant difficiles et le commerce beaucoup moins étendu, les denrées abondantes sur une place ne pouvaient être transportées rapidement au lieu où il y en avait besoin, et à une époque aussi où la pomme de terre, ce pain providentiel, était encore inconnue à la plus grande partie de l’Europe. Toutefois, nous ne pouvons passer ici sous silence un fait presque incroyable et qui est certainement la monstruosité la plus grande qui ait jamais été commise par les accapareurs contre toute une nation. Nous voulons parler du pacte de famine : « c’était, dit un historien, une conspiration infâme ourdie pendant le règne de Louis XV et de son successeur, et à la tête de laquelle étaient la cour, les ministres, les principaux membres de la noblesse, du clergé, de la magistrature et les plus riches capitalistes. Le but de cette conspiration était d’acheter à vil prix et d’accaparer tous les blés du royaume, d’en exporter ou même d’en détruire une partie afin de produire la cherté dans les années les plus abondantes, une disette affreuse dans les années médiocres et de revendre à un prix exorbitant ce qui restait dans des magasins établis en dehors du royaume, et notamment dans les îles de Jersey et Guernesey. Ces opérations avaient un double résultat ; elles procuraient un bénéfice énorme à ceux qui y prenaient part ; et elles augmentaient le produit des dîmes que percevaient la noblesse et le clergé, dîmes que l’on percevait au moment où l’abondance régnait encore et que l’on avait bien soin de garder en magasin jusqu’à ce que la famine que l’on préparait fût venue en doubler ou en tripler la valeur. »

En 1729, le contrôleur général des finances Orry fit signer au roi une ordonnance sur les grains, laquelle devait remédier aux maux qu’avaient faits à l’agriculture les guerres désastreuses de la fin du règne de Louis XIV et l’administration imprévoyante du régent. Cette ordonnance créait une régie spéciale chargée d’acheter les grains en temps d’abondance, de les emmagasiner et de les revendre dans les temps de mauvaises récoltes. Le bail de la régie était de douze ans, il devait être, en effet renouvelé tous les douze ans, jusqu’en 1789.

Les concessionnaires du bail firent rendre en même temps par le conseil un arrêt qui permettait l’exportation des blés. Le but apparent de cette mesure était de faire hausser la valeur des terres ; mais, au fond, elle n’était prise que pour permettre aux accapareurs de produire plus facilement la disette des grains.

La société concessionnaire de la régie avait besoin d’argent pour opérer ; elle en trouva chez les financiers, chez les riches propriétaires, chez les gens de cour ; le roi lui-même prit un intérêt considérable dans cette société, et lui fit une avance de dix millions. De plus, on prit toutes les mesures convenables pour assurer le succès des opérations et en garantir l’impunité : il fut défendu sous peine de mort aux écrivains de parler de finances ; on réprima par des charges de cavalerie et par les galères les émeutes du peuple, qui demandait du pain ; on envoya à la Bastille ceux qui se plaignaient au roi ou à ses ministres.

Le bail de la régie fut renouvelé plusieurs fois jusqu’en 1789 ; la première fois sous Machault, en faveur des nommés Bouffé et Dufourni ; ce fut cette société qui amena les famines de 1740, 1741 et 1752 ; la seconde fois sous Laverdy, en faveur de quatre grands capitalistes, Ruy de Chaumont, Rousseau, Perruchot et Malisset. Les intendants des finances Trudaine de Montigny, Boulin, Langlois et Boullongne, associés à l’entreprise, s’étaient divisé la France, pour l’exploiter chacun dans une partie désignée ; ils correspondaient avec les intendants de province, qui les aidaient dans leurs opérations. Ils firent entrer dans leur société les ministres Bertin, de Sartine et Choiseul ; Malisset était l’agent général. Par leurs manœuvres ils amenèrent les famines de 1767, 1768, 1769, 1775 et 1776. En 1768, l’abbé Terray, contrôleur des finances, organisa la société, dont il faisait partie, sur un nouveau pied ; les blés, emmagasinés dans les entrepôts de Jersey et Guernesey, ne devaient sortir que sur les avis de besoins pressants. Terray fit en même temps acheter pour le roi les magasins, et les moulins de Corben, de manière que, non-seulement le blé, mais encore la farine, étaient au pouvoir de la société.

On calcule que les bénéfices réalisés par cette société étaient de 70 à 100 pour cent.

Lorsque Turgot arriva aux affaires, il voulut dissoudre cette société, et rendit à cette fin l’édit de 1775 ; mais les mesures prises par les accapareurs occasionnèrent, cette même année et l’année suivante, des famines qui l’obligèrent à avoir recours à ceux-là même qu’il avait voulu frapper. Bientôt même, les intrigues des associés, qui étaient très nombreux et appartenaient aux classes les plus élevées de la société, le forcèrent à quitter le ministère. Le bail fut renouvelé en 1777, en faveur de Laverdy, par les soins du ministre de police Lenoir, en cela agent de de Sartine : Necker, en arrivant au pouvoir en 1778, ne put changer le système établi. En 1788, sous le ministère de Brienne, les accapareurs, en obtenant le renouvellement du bail, obtinrent également la permission d’exporter les grains. Cette permission obligea plus tard Necker, rentré aux finances, à racheter les blés exportés pour 40,000,000.

Les événements de 1789 mirent enfin un terme à cette affreuse spéculation. On ne saurait dire quand elle aurait cessé sans la révolution. Elle avait duré soixante ans et occasionné des maux incalculables ; en revanche elle avait procuré beaucoup d’argent au roi Louis XV, enrichi les ministres, un grand nombre de nobles, de financiers, de membres du parlement. Le peuple, qui avait tant souffert de ce monopole, ne put l’oublier de si tôt. Il poursuivit avec acharnement les accapareurs et en fit souvent justice.

Dans les premières années de la révolution les manœuvres secrètes des accapareurs amenèrent encore des désordres ; et la Convention fut obligée de rendre un décret qui prononçait contre eux la peine de mort.

Aujourd’hui l’accaparement est devenu sinon impossible, du moins très difficile, à cause de la libre concurrence, des sages mesures administratives et de la facilité dans les transports. Aussi le code pénal que nous avons cité plus haut prévoit-il plutôt le cas de coalitions que celui d’accaparement.