Alchimie
- Hoefer
- Encyclopédie moderne
Alchimie. L’alchimie est la chimie du moyen âge, de même que l’art sacré était la chimie des philosophes de l’école d’Alexandrie. — S’il est vrai que toute science revêt successivement la forme de chacune des périodes qu’elle traverse, rien ne pourra mieux nous dépeindre l’esprit du moyen âge que l’alchimie. Parmi toutes les sciences dont le but est d’expliquer les phénomènes de la nature, il n’y en a aucune qui soit plus riche en faits propres à exciter l’imagination que la chimie. Les plus simples expériences sont des merveilles. Lorsque vous mêlez ensemble du mercure et du soufre en poudre, vous voyez les couleurs de ces deux corps disparaître, et donner naissance à un produit nouveau aussi noir que les plumes du corbeau, puis ce même produit se changer, par la sublimation, en une substance d’un rouge magnifique (cinabre). Combien n’y a-t-il pas de substances qui, dans certaines conditions, présentent les nuances chatoyantes des plumes du paon et de la peau écailleuse du caméléon ? Il serait inutile de multiplier les exemples.
Or, que devaient se dire, en présence de ces étranges phénomènes, les chimistes du moyen âge, ces hommes qui vivaient au milieu d’une société où tout le monde croyait à l’influence d’êtres invisibles et fantastiques, au pouvoir occulte des démons, des anges bons ou mauvais ? Sommés de s’expliquer, ils ne pouvaient faire autrement que d’emprunter au spiritualisme mystique toutes ces doctrines qui semblent aujourd’hui si bizarres. Les théories de l’alchimie sont aussi inhérentes à l’esprit de l’époque qui les a vues naître, que la science d’aujourd’hui est inséparable de l’esprit dominant de l’époque actuelle.
Nous ne nous arrêterons pas ici sur les doctrines de la pierre philosophale, de l’élixir universel, de la transmutation des métaux, doctrines que les alchimistes ont empruntées aux disciples de l’art sacré.
En parcourant l’histoire, depuis le neuvième siècle jusqu’au seizième, on est d’abord frappé de la stérilité de la science telle que nous la comprenons aujourd’hui. On dirait une époque de léthargie ou de malédiction. Cependant, en examinant les choses de plus près, on eu découvre la raison. Non, l’esprit humain n’a jamais de repos ; il ne peut pas en avoir ; il observe, il s’instruit en tout lieu et en tout temps. Mais à l’époque dont nous parlons, les chimistes avaient de fort bonnes raisons pour ne pas produire en public le résultat de leurs expériences ; il leur en coûtait la liberté, souvent la vie. Aujourd’hui, tout au rebours de l’ancien temps, une découverte vaut des honneurs et des récompenses. S’il y a donc quelque chose qui doive nous étonner, ce n’est pas le peu de progrès de la science au moyen âge, c’est que la science ne fasse pas plus de progrès au temps où nous vivons.
Ce qui caractérise au plus haut degré l’alchimiste, c’est la patience. Il ne se laissait jamais rebuter par des insuccès. L’opérateur qu’une mort prématurée enlevait à ses travaux, laissait souvent une expérience commencée en héritage à son fils, et il n’était pas rare de voir celui-ci léguer, dans son testament, les secrets de l’expérience inachevée dont il avait hérité de son père. Les expériences d’alchimie étaient transmises de père en fils comme des biens inaliénables. Qu’on se garde bien de rire : il y a dans cette patience qui approche de l’obstination, quelque chose de profondément vrai.
Le temps, c’est là un des grands secrets de la nature, et c’est ce que les alchimistes n’ignoraient pas. Le temps, c’est tout pour nous, ce n’est rien pour la nature. Bien des produits, que le chimiste est incapable de faire dans son laboratoire, sont engendrés avec profusion par la nature, à la faveur de ses agents ordinaires dont l’action se prolonge pendant des siècles qui ne se comptent pas. Si les alchimistes étaient, dans leurs expérimentations, partis de meilleurs principes, ils seraient incontestablement arrivés à des résultats prodigieux, auxquels n’arriveront probablement jamais les chimistes d’aujourd’hui, trop pressés de jouir du présent. Il ne répugne nullement de croire qu’à cette même époque, qui nous paraît si stérile, on connaissait nombre de faits qui seraient aujourd’hui considérés comme des découvertes modernes. Ainsi, il me paraît impossible que les alchimistes n’aient pas eu connaissance de l’hydrogène ou du gaz d’éclairage, eux qui manipulaient sans cesse des métaux en contact avec les acides, avec des matières organiques, etc. Mais celui qui aurait eu le courage de montrer devant témoins un corps invisible, tout à fait semblable à l’air, et ayant la propriété de s’enflammer avec bruit à approche d’une allumette, le malheureux expérimentateur aurait été infailliblement pendu ou brûlé. Si les physiciens et des chimistes de nos jours eussent vécu au treizième ou au quatorzième siècle, ils auraient tout bonnement gardé leur science pour eux, ou ils se seraient, comme les alchimistes, exprimés symboliquement et par allégorie. Chacune des expériences qu’aujourd’hui un professeur de chimie fait dans son cours aurait fourni amplement matière à un procès en sorcellerie. Vous auriez eu beau vous débattre et démontrer que tout se passe naturellement, personne n’aurait ajouté foi à vos paroles ; vous n’en auriez été que plus magicien, et condamné comme tel : témoin Roger Bacon, qui, malgré son éloquente profession de foi sur la nullité de la magie, fut condamné à passer une partie de sa vie en prison.
Le moyen âge était, nous le répétons, le règne des idées traditionnelles poussées jusqu’à l’excès. L’expérience devait se taire devant l’autorité spirituelle. La première conséquence de ce principe, si funeste pour la science, était l’interdiction de l’examen des causes matérielles ; il était permis aux philosophes scolastiques de discuter sur le nominalisme et le réalisme, sur les universaux et les catégories d’Aristote ; mais l’usage de la raison et son application saine et impartiale à l’observation de la nature étaient réservés à d’autres temps. Le phénomène physique le plus simple était supposé produit par une cause invisible et fantastique, par un agent mystérieux et surnaturel. Les sciences physiques étaient appelées occultes, et la chimie, art hermétique, science noire, alchimie.
Dans cet état de choses, toute connaissance devait nécessairement rester stationnaire, sinon rétrograder. Le but de la science était manqué, ce but qui consiste à expliquer dans leur ordre naturel les effets et les causes, ou plutôt les effets d’autres effets plus éloignés ; car il n’y a qu’une cause unique, absolue et nécessaire, qui restera toujours en dehors du domaine de l’observation. Mais toute science devient impossible, dès que l’homme veut, d’un seul coup, franchir toute cette série infinie d’anneaux intermédiaires de la chaîne mystérieuse qui rattache tout ce qui est à une cause suprême. C’est là ce qu’on faisait au moyen âge.
Jamais il n’y a eu et il n’y aura d’équilibre entre l’esprit et la matière, comme si c’était de leur essence d’être dans un état d’antagonisme permanent. Mais l’homme se compose d’esprit et de matière ; il a donc besoin tout à la fois des intérêts spirituels et des intérêts matériels, et non pas seulement des uns à l’exclusion des autres.
Au moyen âge, l’esprit dominait trop exclusivement la matière. Il devait en résulter de graves conflits, et un grand préjudice pour la science. Aujourd’hui, tout au contraire, il est à craindre que la balance ne penche trop du côté opposé. Les erreurs qui en résulteraient n’en seraient pas moins funestes. Et pourtant l’équilibre stable est impossible, car il suppose l’immobilité de d’intelligence, le repos du monde.