Alphabet

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  • Léon Vaisse
  • Encyclopédie moderne

Alphabet. On désigne ainsi la réunion des lettres, d’une langue disposées dans un certain ordre conventionnel. Ce mot est formé des noms des deux premières lettres des Grecs, alpha, bêta. Voltaire l’a beaucoup critiqué, comme étant une partie de la chose signifiée plutôt qu’un véritable nom, et Nodier a proposé d’y substituer le terme grammataire, terme sans doute fort bien formé, mais qui n’a encore été adopté par personne. Quoi qu’il en soit du mérite de celui que l’usage a fait prévaloir, il exprime la représentation de la parole analysée en ses éléments les plus simples.

Leibnitz allait loin, sans doute, lorsqu’il disait : « Donnez-moi un bon alphabet et je vous donnerai une langue bien faite ; » mais tout le monde reconnaîtra avec Nodier qu’un tel alphabet est « la condition absolue, la condition exclusive, sans laquelle il n’existera jamais une bonne orthographe. » Un alphabet bien fait devrait se composer d’autant de caractères qu’il y a d’éléments phonétiques différents dans la langue à la transcription de laquelle il est destiné. Mais c’est là une condition que la plupart des alphabets modernes sont loin de remplir. Ils sont tout à la fois incomplets et surchargés de lettres superflues. Ainsi, une même lettre, comme cela est vrai de toutes nos voyelles et de plusieurs de nos consonnes, y a deux ou trois valeurs distinctes, tandis que des lettres différentes, telles que chez nous c dur, k et q, c doux et s, etc., n’y expriment qu’une même valeur. Nous avons trente-deux sons dans notre langue, trente-quatre même selon l’abbé de Dangeau, et vingt-cinq lettres seulement dans notre alphabet. « Les méthodes alphabétiques de notre Europe, dit Volney, sont de véritables caricatures : une foule d’irrégularités, d’incohérences, d’équivoques, de doubles emplois se montrent dans l’alphabet même italien ou espagnol, dans l’allemand, le polonais, le hollandais. Quant au français et à l’anglais, c’est le comble du désordre. » Ce sont les exigences de l’étymologie qui viennent ainsi, dans les idiomes de formation secondaire, fausser à chaque pas l’expression de la prononciation. Ceux de formation plus originale présentent beaucoup moins cet inconvénient, et nous trouvons l’écriture alphabétique d’autant plus conforme à son but, qu’elle est plus rapprochée de son origine. L’alphabet des peuples sémitiques, celui des Grecs, avant l’invasion de l’iotacisme, ceux des langues slaves, et surtout ceux des langues indiennes, sont infiniment plus parfaits que celui dont nous nous servons.

L’origine première de l’alphabet qui a donné naissance au nôtre, comme à tous ceux de l’Europe moderne, l’ordre dans lequel les lettres y sont placées, le nom et la figure de ces lettres, sont autant de faits qu’il est difficile d’expliquer aujourd’hui autrement que par des hypothèses plus ou moins attaquables.

L’invention de l’écriture alphabétique paraissait à Platon au-dessus des facultés naturelles de l’homme. Elle ne pouvait, selon lui, avoir pour auteur qu’un dieu ou un homme divinement inspiré. Le juif platonicien Philon en fait honneur à Abraham ; l’historien Josèphe l’attribue à Seth, et d’autres la font remonter à Adam. Saint Augustin ne balance pas à lui reconnaître une origine antédiluvienne. Quelques auteurs sacrés cependant ont placé l’origine de l’alphabet à l’époque de la dispersion des peuples, et ont cru voir dans les seize lettres dont se composa l’alphabet primitif, hébreu ou phénicien, l’indication du nombre des générations écoulées depuis la création jusqu’à cet événement. Les Irlandais ont attribué autrefois l’invention de l’alphabet avec lequel ils écrivaient leur idiome particulier, à un certain Fenisius ou Phénius, arrière-petit-fils de Japhet.

Chez les païens, l’honneur de l’invention a été disputé par les Égyptiens, les Chaldéens, les Syriens et les Phéniciens. Les Grecs l’attribuaient tantôt à leur Hermès, tantôt à Thoth ou Theuth, le Mercure égyptien, selon les uns secrétaire, selon les autres instituteurs d’Osiris. Pline veut, au contraire, que l’alphabet ait existé de toute antiquité chez les Assyriens.

En admettant que l’alphabet ait pris naissance en Égypte, il faut accorder aussi qu’il doit avoir reçu de quelque autre peuple la forme sous laquelle il est arrivé en Europe ; car les noms mêmes des lettres sont sémitiques et non égyptiens. D’un autre côté, on doit remarquer que, bien que ces noms s’expliquent pour la plupart par le phénicien, il est peu probable que l’idée première en appartienne à ce peuple essentiellement commerçant et navigateur, puisque les objets dont ils rappellent l’idée, se rapportent au contraire presque tous, ainsi que l’a fait remarquer Klaproth, à la vie d’un peuple s’occupant d’agriculture et de l’éducation des bestiaux. Il est donc plus rationnel de supposer que les Phéniciens nous ont simplement servi d’intermédiaires avec les véritables inventeurs. Toutefois, les premiers peuples européens qui reçurent d’eux la connaissance de l’écriture alphabétique, furent naturellement portés à leur en attribuer la priorité sur tous les autres. Aussi Lucain partageait-il l’opinion la plus généralement reçue, quand il célébrait la découverte de l’alphabet par les Phéniciens, dans ces deux vers de sa Pharsale :

Phœnices primi, famæ si credimus, ansi
Mansuram rudibus vocem signare figuris

que Brébeuf a traduits ou plutôt imités par ceux-ci :

C’est d’eux que nons tenons cet art ingénieux
De peindre la parole et de parler aux yeux,
Et par les traits divers de figures tracées
Donner de la couleur et du corps aux pensées.

Quel que soit le peuple auquel on doit faire honneur d’une invention si féconde en résultats, une logique bien rigoureuse ne paraît pas avoir présidé au classement des lettres dans l’alphabet. Les voyelles et les consonnes, les articulations provenant du jeu des organes les plus opposés, s’y trouvent souvent confondues. Ce vice immense de notre alphabet tient sans doute au double rôle que, dès l’origine, il fut appelé à remplir. En effet, chez les peuples sémitiques comme chez les Grecs, chaque lettre, outre sa valeur comme représentation d’un des éléments de la parole, en eut une seconde, celle du chiffre ; et une fois une valeur numérique donnée à ces caractères, la place de chacun dans l’alphabet se trouve définitivement fixée. La superstition s’emparant ensuite d’un fait sans conséquence réelle, s’opposa à ce qu’on pensât à établir entre les lettres un classement plus régulier. On vit dans leur ordre et leur combinaison quelque chose de surnaturel et de magique. Aussi, de tout temps, l’alphabet a-t-il joué dans les formules des sciences occultes un rôle important.

Quant à la division des éléments phonétiques en sons et en articulations, il ne paraît pas que les créateurs de l’alphabet l’aient connue. La question a été néanmoins souvent débattue de savoir si aucun des caractères des anciennes écritures sémitiques pouvait être considéré comme pure voyelle, et si l’inventeur n’avait pas sciemment composé de simples consonnes la série de ses lettres. L’alphabet arabe, calqué d’une manière plus servile que le nôtre sur le type hébreu, est aujourd’hui considéré comme composé exclusivement de consonnes. Comme telles,, il est vrai, on compte certaines marques d’aspiration que l’on pourrait bien prendre pour d’anciennes voyelles, dénaturées par l’usage ; et il est certain que l’alphabet grec, dérivé de la même source, mais à une époque bien antérieure, a, parmi ses plus anciens caractères, des lettres comme alpha, epsilon, omicron, auxquelles on n’a jamais contesté le caractère de voyelles.

Dans l’hébreu, l’arabe et le syriaque, on supplée quelquefois à l’absence des voyelles par des points ou de petits traits qui se placent, les uns au-dessus, les autres au-dessous de la ligne ; mais souvent ces marques s’omettent.

Dans les écritures de l’Inde, il n’y a guère que les voyelles initiales qui se tracent dans le corps de la ligne ; la plupart des autres s’indiquent par un procédé analogue à celui qu’emploient les peuples sémitiques.

Dans les prétendus syllabaires éthiopiens et tartares, qui se réduisent facilement à leurs éléments alphabétiques, les voyelles se joignent aux consonnes comme une sorte d’appendice.

Les auteurs sont fort partagés sur l’origine delà figure des lettres. Quelques-uns, tels que le Hollandais Van Helmont et l’Allemand Wachter, ont voulu y voir la représentation des organes de la parole dans les différentes positions qu’ils affectent pour l’émission des différents sons. D’autres, tels que Court de Gébelin et beaucoup de grammairiens modernes, ont cru y retrouver les traits altérés de figures autrefois hiéroglyphiques, qui sont passées à l’état de caractères phonographiques, d’abord sous forme de véritables rébus, puis, par des simplifications successives, comme purs éléments alphabétiques. Le premier de ces deux systèmes ne soutient pas l’examen ; quant au dernier, on ne peut nier que la nature significative du nom des anciennes lettres phéniciennes et hébraïques ne lui donne un grand poids. À l’article particulier que nous consacrons à chaque lettre nous donnerons la signification traditionnelle du nom qu’elle porte.