Amnistie

  • Politique
  • J. P. Pagès
  • Encyclopédie moderne

Amnistie. Ce mot signifie oubli ; c’est le titre qu’après l’expulsion des trente tyrans par Thrasybule, les Grecs donnèrent à l’acte qui défendait de poursuivre aucun citoyen pour sa conduite politique.

L’amnistie, dans les républiques, était soumise à une formule spéciale et à des serments solennels : c’était un traité de paix qui mettait un terme aux représailles des guerres civiles, aux troubles publics et aux craintes individuelles ; une capitulation réciproque qui, n’admettant ni vaincu ni vainqueur, ni fort ni faible, reconstruisait la cité en ralliant les partis qui l’avaient divisée. Toujours proclamées avec patriotisme, toujours exécutées avec bonne foi, les amnisties républicaines avaient une plus ferme garantie que les illusions des serments ou le piège des promesses. Les divers partis qui s’étaient mutuellement amnisties, placés sous la sauvegarde de leur propre force, pouvaient à chaque instant ressaisir le glaive ; et le péril réciproque que faisait courir la violation de l’amnistie rendit pendant longtemps ces traités inviolables.

Toutefois il est des républiques où la corruption alimente une masse d’oisifs indigents qui se vendent comme citoyens aux ambitieux qui les achètent comme prolétaires ; l’État tourne alors en tyrannie aristocratique : telle était Rome sous Marius et sous Pompée ; la misère paresseuse servait avec une égale ardeur et les fureurs du dictateur plébéien et l’ambition du protecteur consulaire, il en est encore où l’inégalité de fortune permet à quelques patriciens de prendre des étrangers armés à leur solde ; l’État penche alors vers la tyrannie monarchique : telle était Rome sous le glaive des Gaulois vendus au funeste génie de Sylia et de César. Il en est, enfin, où quelques hommes, réunissant leur ambition et leurs richesses, soldent à la fois et des étrangers et des prolétaires ; c’est la tyrannie même : telle était Rome sous les triumvirs.

La nature de l’amnistie change avec la forme du gouvernement. Elle est complète et loyale dans les États populaires : huit séditions ont porté la guerre civile dans Rome républicaine, et jamais, quand le glaive du soldat fut rentré dans le fourreau, une tardive atrocité ne demanda des têtes à la sanguinaire vénalité des juges ou à la hache obéissante des licteurs.

Après les usurpations du sénat, lorsque Marius et Sylla, entourés d’une aristocratie corruptrice et d’une armée corrompue, manquèrent quelquefois de victimes et jamais de bourreaux, on donna aux proscriptions le nom d’amnistie : on faisait grâce en effet à ceux qu’on n’assassinait pas. Mais la vertu du peuple romain, fidèle encore à l’austérité des mœurs antiques, survécut à la corruption des classes supérieures. Sylla paraît dans Rome ; le sénat se hâte de proscrire les amis de Marius et d’amnistier ceux qu’il ne veut pas égorger : les tribunaux s’empressent de condamner tous ceux qu’on accuse, et d’absoudre ceux qu’on ne veut pas accuser ; les soldats, dispersés dans les places et sur la voie publique, se ruent comme des bêtes carnassières sur des citoyens paisibles et désarmés ; bientôt le peuple inonde le forum ; des Romains courageux demandent l’abrogation du sénatus-consulte proscripteur ; et la justice populaire eût triomphé de la cruauté aristocratique, si le sénat n’eût fait dissoudre rassemblée par des cohortes vénales, afin qu’aucun des proscrits ne pût échapper à l’amnistie. Ce peuple ne fut pas moins généreux lorsque Marius, irrité par la fuite et l’exil, livra ses ennemis à la mort et leurs maisons au pillage : les esclaves se chargèrent seuls de l’office de bourreaux, et les citoyens protégèrent religieusement les propriétés des victimes. Les Romains ne concevaient pas encore que l’amnistie fût synonyme de meurtre et de confiscation.

Les triumvirs dénaturèrent complètement cette généreuse institution ; l’amnistie ne fut pour eux qu’une effroyable et longue série d’assassinats et de vols politiques.

Dans les États modernes, l’amnistie n’est plus un traité réciproque, c’est un présent que le fort fait au faible. La clémence envers les individus se nomme grâce, la clémence envers les masses s’appelle amnistie. Elle a retenu de l’acte de Thrasybule l’oubli des hommes dont il n’importe pas aux vainqueurs de se souvenir ; elle a conservé des tables de Sylla la proscription des ennemis qu’on redoute ; et la clémence et la cruauté s’y trouvent dans une si bizarre alliance, que les spectateurs tremblent pour ceux que la vengeance proscrit, en même temps qu’ils félicitent ceux à qui la magnanimité pardonne.

Toutefois les publicistes admirent ces actes généreux : aucun, en louant ce qu’ils ont de clément, n’ose attaquer ce qu’ils ont de proscripteur. Le souvenir de Thrasybule semble couvrir la mémoire de Sylla. Ils ne voient pas que l’amnistie déguise une proscription, et que la vengeance ne pardonne qu’en descendant de l’échafaud. Un seul moderne a osé signaler dans les amnisties ce mélange de clémence et de cruauté ; c’est Rabelais, esprit supérieur, qui cacha trop souvent la raison sous le masque de la folie. Son héros, « qui n’étoit pas de ces rois qu’à la façon d’Homère il appelle Démoboron, c’est-à-dire mangeur de peuple », avait à signaler sa clémence envers le vaincu ; et, « au cas que les autres rois et empereurs, voire qui se font nommer catholiques, l’eussent misérablement traité, Pantagruel pardonna tout le passé avec oubliance sempiternelle, comme étoit l’amnistie des Athéniens, lorsque furent, par la prouesse et l’industrie de Trasybulus, les tyrans exterminés. »

Longtemps avant Rabelais, les amnisties avaient cessé d’être une oubliance sempiternelle de tout le passé : comme tous les actes de la politique moderne, elles possédaient un si singulier mélange des contraires, qu’on pouvait les nommer tout à la fois des actes de clémence et des tables de proscription. Cependant ce n’était point la nature de l’homme, mais la nature des gouvernements qui seule avait empiré. Tant que le soin du bonheur général fut confié à la généralité des citoyens, tant que la sûreté individuelle fut un intérêt public, tant que la majorité qui gouverne fut la même chose que la majorité qui obéit, les amnisties furent complètes, universelles, loyales. Mais, dès que le gouvernement des minorités succède au gouvernement républicain, la proscription se mêle à l’amnistie, et cet oubli solennel n’est plus qu’un moyen hypocrite de punir ceux qu’on hait ou qu’on redoute, caché sous le masque d’une adroite générosité qui pardonne à tous ceux à qui elle n’a point pensé.

Durant les troubles civils, les forts se vengent, les faibles amassent la vengeance dans le fond de leur cœur. Quand le faible devient fort à son tour, sa haine éclate ; mais le souvenir des souffrances passées lui fait craindre des représailles futures, et cette crainte le force à cacher la proscription sous le manteau de la clémence : aussi presque toutes les amnisties semblent être la solution de ce problème : Combien de citoyens est-il possible de proscrire, sans exciter ni péril nouveau ni crainte nouvelle, en amnistiant le reste de la nation ? Nous avons déjà dit que le seul gouvernement qui n’eût aucun intérêt à mêler la proscription à l’amnistie était le gouvernement républicain. Après lui, le moins proscripteur est le despotisme : le despote est le seul maître, il ne frappe que ses ennemis personnels, et son bras n’atteint guère au delà du seuil de son palais. Mais les ministres, les courtisans, les favoris, les maîtresses, les confesseurs, dans les monarchies absolues ; mais les membres du gouvernement, des conseils, des chambres, de tous les corps de magistrature, dans les États aristocratiques, tous, à chaque amnistie, demandent la proscription de leurs concurrents, de leurs adversaires, de leurs ennemis ; voilà les êtres qui, cachant leurs haines individuelles sous les dehors d’intérêt public, viennent mêler la cruauté à la clémence, et qui changent en proscription un acte qui n’eût été qu’une amnistie véritable si le prince seul l’eût rédigé, n’ayant pour guide que les lumières de son esprit et le témoignage de sa conscience.

L’assemblée constituante poussait de bonne foi la monarchie vers la république ; aussi l’amnistie qu’elle proclame est universelle et sans arrière-pensée.