Antechrist

  • Histoire religieuse
  • Alfred Maury
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Antechrist. L’Antechrist est un personnage que l’on considère comme l’adversaire qui s’élèvera contre le Christ, au moment où celui-ci viendra établir son règne définitif.

Cette idée d’un rival du Sauveur, dont l’apparition sera comme la dernière tentative de Satan contre l’œuvre de Dieu, est incontestablement empruntée au dualisme zend ; on n’en trouve aucune trace visible dans les livres hébreux. Il est probable qu’elle avait cours chez les Juifs au temps de Jésus, et qu’elle aura été acceptée par les chrétiens, ainsi qu’une foule d’autres croyances qui étaient venues s’adjoindre aux doctrines mosaïques. Le personnage d’Antiochus Épiphane, qui fut l’ennemi constant du peuple juif, a pu fournir le premier type de cet antagoniste du Sauveur. L’Apocalypse et l’Épître de saint Paul aux Thessaloniciens sont les deux écrits du Nouveau Testament dans lesquels on trouve l’idée de l’Antechrist le plus formellement exprimée. Cette croyance est aussi mentionnée dans des légendes ou traditions rabbiniques, qui, bien que d’une rédaction postérieure aux livres canoniques des chrétiens, sont puisées à des sources au moins aussi anciennes ; et cette circonstance prouve que le dogme de l’Antechrist n’est pas d’invention chrétienne, mais qu’il appartenait aux idées juives. Dans la religion mazdéenne, Ahriman et Eschem jouent un rôle fort analogue à celui qu’on a prêté, ainsi que nous allons le voir, à cet antagoniste du Sauveur. Ahriman s’oppose à Zoroastre et veut l’anéantir ; Eschem est l’adversaire de l’Ized Sérosch, qui rappelle en certains points le Christ. C’est le dieu de l’envie, de la colère, de la violence, qui ne respire que la cruauté et exerce ses fureurs contre le fidèle peuple d’Ormuzd, tandis que Sérosch, fort et puissant, protège les hommes, apporte le bonheur à la terre et finit par terrasser son ennemi, qu’il contraint à reconnaître la suprématie d’Ormuzd. Ahriman finit de même par être vaincu, par être anéanti même ainsi qu’Eschem, absolument comme l’Antechrist.

Les caractères que revêtira l’Antechrist, son histoire, ses actions ont beaucoup occupé les théologiens, qui ont débité, à ce sujet, d’incroyables rêveries et formé un corps de doctrine digne, pour le merveilleux et le ridicule, de figurer à côté des Avatars de Vichnou. L’immense majorité des Pères a admis l’existence de l’Antechrist ; bien que l’Évangile selon saint Mathieu ait parlé de plusieurs faux christs et faux prophètes, il est évident par le témoignage de saint Jean, ou de l’auteur, quel qu’il soit, de l’Apocalypse, que les premiers chrétiens, ceux des temps apostoliques, ont cru à l’existence d’un personnage spécial, envoyé par le démon pour combattre Jésus-Christ et qui sera par lui mis à mort. Les écrits de saint Justin, de saint Irénée, de saint Hippolyte, de Théodoret, de saint Méthodius, de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Grégoire le Grand, de saint Jean Damascène, ne laissent aucun doute à cet égard.

Voici maintenant l’idée que les Chrétiens se formaient de ce personnage extraordinaire. L’opinion commune le faisait naître dans la tribu de Dan, et par conséquent voulait que, comme le Christ, il fût Juif de nation ; tel est le sentiment de presque tous les Pères de l’Église ; il se fondait sur le passage du XLIXe chapitre de la Genèse où il est dit : « Que Dan devienne comme un serpent dans le chemin, et comme un céraste dans le sentier, qui mord le pied du cheval, afin que celui qui le monte tombe à la renverse (vers. 17) ; » et sur le silence de l’Apocalypse relativement à Dan, dans l’énumération des tribus du peuple juif (VII). On s’appuyait encore sur une phrase de Jérémie (V, 16). Il est inutile d’ajouter que ces différents passages n’avaient absolument aucun rapport à l’Antechrist, et que c’était à l’aide de rapprochements arbitraires, nés de la persuasion où étaient les premiers chrétiens que toute phrase de l’Écriture avait une signification prophétique, qu’une pareille application en était faite à l’Antechrist. Le profond mépris que les Juifs paraissent avoir eu d’ailleurs pour les membres de la tribu de Dan, explique tout à la fois cette opinion sur la naissance de l’Antechrist et les paroles sur laquelle on l’appuyait. Quant au lieu même où ce personnage devait prendre le jour, on était moins d’accord ; le plus grand nombre désignait Babylone, type pour les Israélites des cités de perversité et de corruption. C’est le sentiment de saint Jérôme, dans son Commentaire sur le douzième chapitre de Daniel, de saint Anselme, de Hraban Maur. Ce dernier ajoute que l’Antechrist sera élevé et nourri dans les villes de Corozaïm et de Bethsaïda, et qu’il régnera à Capharnaüm ; se fondant sur un passage de saint Mathieu (XI, 21, 23 ), où il est difficile de voir une mention de l’Antéchrist. Les juifs lui donnent pour parents les plus criminels et les plus vicieux des hommes. Les théologiens se sont peu accordés sur le nom qu’il doit porter. A la vérité, ils reconnaissaient presque tous que ce nom est donné par ces paroles de saint Jean : « Car son nombre est le nombre du nom d’un homme, et son nombre est six cent soixante-six. » Mais la difficulté était de transformer ce chiffre en lettres et d’en composer le nom mystérieux. Saint Anselme, Aimoin, Estrabon, Rupert adoptèrent le mot DICIVNX.

Les théologiens ont prêté à l’Antechrist tous les crimes imaginables, et ils se sont fait de sa nature une idée effroyable. Saint Jean Chrysostome, saint Augustin, saint Grégoire le dépeignent comme surpassant en cruauté tous les hommes. — Hraban Maur va jusqu’à le regarder comme engendré par l’opération du démon, qui s’introduira dans le sein de sa mère. Saint Hippolyte veut même que ce ne soit pas un homme, mais un diable qui prendra l’apparence d’un corps. Cette circonstance a fait soulever parmi les théologiens la question de savoir s’il aurait un ange gardien. Saint Antonin lui en accorde bien un, mais il veut qu’il repousse constamment ses exhortations. Saint Hippolyte nous le dépeint, dès ses plus jeunes ans, doux et miséricordieux ; mais cette douceur et cette miséricorde ne sera qu’un masque hypocrite, destiné à mieux séduire les fidèles. En effet, l’Antéchrist étonnera l’univers par des miracles, et il fera croire un grand nombre à sa divinité. Écoutons à ce sujet saint Paul (II Ep. ad Thess. II, 4 et suiv.) : « Cet ennemi de Dieu qui s’élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou qui est adoré, ira jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, voulant lui-même passer pour Dieu. » « Cet impie qui doit venir accompagné de la puissance de Satan, avec toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges trompeurs, avec toutes les illusions qui peuvent porter à l’iniquité. » Et Jésus dit dans l’Évangile de saint Mathieu (XXIV, 24) : « Parce qu’il s’élèvera de faux christs et de faux prophètes qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes jusqu’à séduire même, s’il était possible, les élus. » L’Apocalypse ajoute (XIII, 14), au sujet de la bête, image de l’Antechrist : « Et elle séduisit ceux qui habitent sur la terre, à cause des prodiges qu’elle a le pouvoir de faire devant la bête. » Et plus haut : « Elle fit de grands prodiges, jusqu’à faire descendre le feu du ciel sur la terre devant les hommes. » Saint Hippolyte affirme qu’il guérira les paralytiques et les lépreux ; qu’il transportera les montagnes ; qu’il marchera sur les eaux ; qu’il obscurcira le ciel et se fera obéir des éléments. Saint Méthodius tient le même langage, et dit qu’il réduira la lune en sang. Enfin Hraban Maur déclare que cet impie fera fleurir subitement les arbres et les fera sécher, excitera les tempêtes et soudain les apaisera, puis ressuscitera les morts.

A force d’artifices et de ruses, l’Antechrist s’emparera de la domination. Ce tyran sera expert dans l’art des enchantements, dans la fabrication des poisons, nous dit saint Cyrille de Jérusalem ; il se rendra maître de l’empire romain, se donnera faussement le nom de Messie et abusera ainsi tous les Juifs. Saint Éphrem, dans son traité de la Consommation du monde, affirme que ce monstre enverra aux quatre coins de l’univers des démons qui publieront que le grand roi est venu. Les diables voleront avec force dans l’air, obéissant à ses ordres. D’après Hraban Maur, il marchera entouré de magiciens et d’enchanteurs, et arrivera jusqu’à Jérusalem, faisant infliger les plus horribles supplices aux chrétiens qui refuseront de le reconnaître. Il relèvera le temple de Salomon, dans lequel il se fera adorer par les rois de la terre, usant partout des moyens les plus puissants que le démon ait à sa disposition. En tout il s’attachera à imiter le Christ, il aura comme lui ses apôtres, au dire de saint Hippolyte ; sous son règne le saint sacrifice de la messe cessera. D’après le même écrivain, et cette opinion est suivie par certains docteurs, ce monstre d’impiété aura également son signe distinctif comme le Sauveur, ainsi qu’on le voit par l’Apocalypse et que l’ont cru plusieurs Pères. Il en marquera chacun au front et à la main (Apoc. XIII,16, 17). Cette marque a été l’objet de grandes contestations chez les théologiens. Saint Éphrem assure qu’elle sera imprimée aux hommes, afin que ceux-ci ne puissent recevoir celle du Seigneur qui enlèverait toute puissance à l’Antechrist. Mais heureusement pour le monde, le règne de celui-ci, au dire de l’Apocalypse, ne sera que de quarante-deux mois. Saint Jérôme, dans son Commentaire sur Daniel, raconte fort au long la fin tragique de l’Antéchrist : comme il s’élèvera, dit-il, des révoltes dans les pays de l’Orient, il marchera de ce côté avec une nombreuse armée ; il dressera son pavillon à Apadno, près de Nicopolis, puis continuera ses poursuites jusqu’au mont des Olives. Lorsqu’il sera monté au sommet, personne ne pourra le secourir, et Jésus-Christ arrivant le mettra à mort par le souffle de ses lèvres. Cette opinion, appuyée sur un passage d’Isaïe (XI, 14), est celle de saint Paul (II. Ep. Thess. 11, 8) : elle a été adoptée aussi par les juifs (Zeror Hammaor, fol. 144, 3). Certains théologiens font, au contraire, tuer l’Antéchrist par saint Michel ; d’autres, tels que saint Chrysostome, Théophylacte, saint Thomas, se bornent à le faire périr sur l’ordre que Dieu en donnera. Quarante-cinq jours après sa mort, s’accomplira la consommation des choses. La majorité des théologiens, à la tête desquels il faut mettre saint Jérôme et Théodoret, admettent que Dieu accordera ce délai aux pécheurs que le monstre aura séduits, afin qu’ils aient le temps de se repentir. Un petit nombre de docteurs, qui en cela paraissent avoir adopté des idées rabbiniques, pensent que l’Antechrist soutiendra également une lutte avec Élie ; c’est ce qu’avancent notamment Théodoret (Epit. divin. decret. c, 23, p. 302) et Lactance (de Extrem. judic. ap. Baluze, Miscellan. t. II, p. 46). Comme les chrétiens des premiers temps s’imaginaient que la fin du monde était très proche et que le règne du Christ, qui devait en être la suite, commencerait incessamment, on s’explique pourquoi ils ont cru à l’arrivée très prochaine de l’Antechrist. A toutes les époques de l’histoire, la croyance à la fin du monde s’est liée à celle de la venue prochaine de l’Antechrist. Néron, Domitien, Constance furent tour à tour regardés comme étant ce personnage. Nombre de chroniqueurs du moyen âge nous entretiennent de l’Antechrist. Raoul Glaber, parlant (lib. IV) de l’affluence des pèlerins à Jérusalem, dit que certaines personnes, qu’il qualifie de sages, y voyaient un signe de l’arrivée prochaine de l’infâme Antechrist. A mesure que la pensée de l’autre monde s’est éloignée, la crainte de l’Antechrist a moins préoccupé les fidèles ; cependant, on la voit reparaître avec assez de force, lors de la réforme. Dans un petit livre très curieux, imprimé en 1623, à Paris, chez la veuve Saugrain, on trouve une attestation de la nativité de l’Antechrist par les chevaliers de Saint-Jean, en l’île de Malte, suivie de la relation des signes épouvantables apparus en l’air lors de sa naissance ; on y a joint une gravure curieuse, qui représente toute l’histoire du monstre, depuis sa naissance à Babylone jusqu’à sa mort et à l’enlèvement de son âme par les diables. Nous citons le commencement de cette attestation, qui peut donner la mesure de la confiance qu’on doit avoir en certains témoignages émanés de gens peu éclairés.

« Nous, frères de l’ordre de Sainct-Jean de Hiérusalem, en l’isle de Malte, signifions avoir resçu lettres de nos espies, qui pour nostre service, sont ordinairement eu la contrée de Babylone, possédée par le Grand-Turc, par laquelle lettre ils nous advertissent qu’en l’année de N. S. 1623, le jour de may, est nay un enfant en la ville de Bourgdot, autrement appelée Calka, proche de Babylone ; duquel enfant la mère est fort vieille et de race inconnue, nommée Fort-Juda ; du père l’on n’a nulle cognoissance. L’enfant est de vue brune, la face et les yeux fort agréables, ayant les dents aiguës en façon d’un chat ; les aureilles larges, la stature aucunement plus grande que les autres enfants ; lequel, incontinent après sa nativité, chemina et parla parfaitement bien : sa parole estoit entendue d’un chacun, admonestant le peuple et disant qu’il est le vray Messie, et fils de Dieu, en qui l’on doit croire ; et ont juré et protesté nos dits espies l’avoir vu ; disant davantage qu’en la nativité du dit enfant, il apparut au ciel des signes merveilleux ; car estant né en plein midi, le soleil perdit sa clarté ; et le soleil fut obscurci quelque temps. »

Suit un récit des prodiges ridicules que le prétendu Antechrist a opérés, prodiges qu’il se chargeait lui-même d’interpréter, et au nombre desquels il nous suffit de citer une pluie de pierres précieuses et l’apparition de serpents volants. Le fait est que l’on fit à cette occasion des processions solennelles à Naples, et qu’une grande panique se répandit.

Plusieurs écrivains protestants ont appliqué au pape et à l’Église romaine tout ce que l’Écriture, et en particulier l’Apocalypse, dit de l’Antéchrist. Bergier, dans son Dictionnaire de théologie, traite cette opinion d’absurdité. Il nous semble que ce jugement est injuste au point de vue des idées chrétiennes. Une fois l’infaillibilité des livres saints admise, l’Antechrist ne saurait passer pour une absurdité ; et il était simple que les protestants regardassent comme ce personnage lui-même, le chef de la milice romaine, qui, suivant eux, avait constamment pris à tâche de défigurer à son profit la pureté primitive du christianisme ? Sans doute c’était au fond une sottise, une puérilité ; mais cette sottise, cette puérilité n’existe réellement que pour un esprit dégagé de préjugés, qui constate par lui-même l’opposition existant entre maints passages de l’Écriture et la saine raison. Il ne faut donc pas nous étonner que le synode national de Gap, tenu en 1603, ait adopté cette opinion ; que des hommes tels que Joseph Mead et Jurieu Paient soutenue, et que depuis, en Angleterre, ces idées aient été fréquemment reproduites. Plus conséquents en bien des points que les catholiques, qui les accusent d’inconséquence, les protestants ont fait moins bon marché d’une foule de passages de l’Écriture, que l’Église romaine tient pour non avenus, parce qu’elle redoute les conséquences directes qu’on en peut tirer. Toutefois, l’identification du pape et de l’Antéchrist est loin de faire dogme pour l’Église évangélique : Grotius et le docteur Hammond l’ont repoussée avec logique.