Imagination

  • Dictionnaire infernal

Imagination. Les rêves, les songes, les chimères, les terreurs paniques, les superstitions, les préjugés, les prodiges, les châteaux en Espagne, le bonheur, la gloire et plusieurs contes d’esprits et de revenants, de sorciers et de diables, sont ordinairement les enfantements de l’imagination. Son domaine est immense, son empire est despotique ; une grande force d’esprit peut seule en réprimer les écarts. Un Athénien, ayant rêvé qu’il était devenu fou, en eut l’imagination tellement frappée, qu’à son réveil il fit des folies comme il croyait devoir en faire, et perdit en effet la raison. On connaît l’origine de la fièvre de Saint-Vallier. A cette occasion, Pasquier parle de la mort d’un bouffon du marquis de Ferrare, nommé Gonelle, qui, ayant entendu dire qu’une grande peur guérissait de la fièvre, voulut guérir de la fièvre quarte le prince son maître, qui en était tourmenté. Pour cet effet, passant avec lui sur un pont assez étroit, il le poussa et le fit tomber dans l’eau au péril de sa vie. On repêcha le souverain, et il fut guéri. Mais, jugeant que l’indiscrétion de Gonelle méritait quelque punition, il le condamna à avoir la tête coupée, bien résolu cependant à ne pas le faire mourir. Le jour de l’exécution, il lui fit bander les yeux, et ordonna qu’au lieu d’un, coup de sabre on ne lui donnât qu’un petit coup de serviette mouillée ; l’ordre fut exécuté et Gonelle délié aussitôt après ; mais le malheureux bouffon était mort de peur. Est-ce vrai ? Mais Pasquier a fait tant de contes ! Héquet parle d’un homme qui, s’étant couché avec les cheveux noirs, se leva le matin avec les cheveux blancs, parce qu’il avait rêvé qu’il était condamné à un supplice cruel et infamant. Dans le Dictionnaire de police de des Essarts, on trouve l’histoire d’une jeune fille à qui une sorcière prédit qu’elle serait pendue ; ce qui produisit un tel effet sur son esprit, qu’elle mourut suffoquée la nuit suivante. Athénée raconte que quelques jeunes gens d’Agrigente étant ivres, dans une chambre de cabaret, se crurent sur une galère, au milieu de la mer en furie, et jetèrent par les fenêtres tous les meubles de la maison, pour soulager le bâtiment. Il y avait à Athènes un fou qui se croyait maître de tous les navires qui entraient dans le Pirée, et il donnait ses ordres en conséquence. Horace parle d’un autre fou qui croyait toujours assister à un spectacle, et qui, suivi d’une troupe de comédiens imaginaires, portait un théâtre dans sa tête, où il était tout à la fois et l’acteur et le spectateur. On voit chez les maniaques des choses aussi singulières ; tel s’imagine être un moineau, un vase de terre, un serpent ; tel autre se croit un dieu, un orateur, un Hercule. Et parmi les gens qu’on dit sensés, en est-il beaucoup qui maîtrisent leur imagination, et se montrent exempts de faiblesses et d’erreurs ? Plusieurs personnes mordues par des chiens ont été très malades parce que, les supposant atteints de la rage, elles se croyaient menacées où déjà affectées du même mal. La Société royale des sciences de Montpellier rapporte, dans un mémoire publié en 1730, que, deux frères ayant été mordus par un chien enragé, l’un d’eux partit pour la Hollande, d’où il ne revint qu’au bout dix ans. Ayant appris, à son retour, que son frère, depuis longtemps, était mort hydrophobe, il se sentit malade et mourut lui-même enragé par la crainte de l’être.

Voici un fait qui n’est pas moins extraordinaire : un jardinier rêva qu’un grand chien noir l’avait mordu. Il ne pouvait montrer aucune trace de morsure ; sa femme, qui s’était levée au premier cri, lui assura que toutes les portes étaient bien fermées et qu’aucun chien n’avait pu entrer. Ce fut en vain ; l’idée du gros chien noir restait toujours présente à son imagination ; il croyait le voir sans cesse : il en perdit le sommeil et l’appétit, devint triste, rêveur, languissant. Sa femme, qui, raisonnable au commencement, avait fait tous ses efforts pour le calmer et le guérir de son illusion, finit par s’imaginer que, puisqu’elle n’avait pas réussi, il y avait quelque chose de réel dans l’idée de son mari, et qu’ayant été couchée à côté de lui, il était fort possible qu’elle eût été aussi mordue. Cette disposition d’esprit développa chez elle les mêmes symptômes que chez son mari, abattement, lassitude, frayeur, insomnie. Le médecin, voyant échouer toutes les ressources ordinaires de son art contre cette maladie de l’imagination, leur conseilla d’aller en pèlerinage à Saint-Hubert. Dès ce moment les deux malades furent plus tranquilles : ils allèrent à Saint-Hubert, y subirent le traitement usité, et revinrent guéris[1].

Un homme pauvre et malheureux s’était tellement frappé l’imagination de l’idée des richesses, qu’il avait fini par se croire dans la plus grande opulence. Un médecin le guérit, et il regretta sa folie. On a vu, en Angleterre, un homme qui voulait absolument que rien ne l’affligeât dans ce monde. En vain on lui annonçait un événement fâcheux ; il s’obstinait à le nier. Sa femme étant morte, il n’en voulut rien croire. Il faisait mettre à table le couvert de la défunte, et s’entretenait avec elle, comme si elle eut été présente ; il en agissait de même lorsque son fils était absent. Près de sa dernière heure, il soutint qu’il n’était pas malade, et mourut avant d’en avoir eu le démenti.

Voici une autre anecdote : Un maçon, sous l’empire d’une monomanie qui pouvait dégénérer en folie absolue, croyait avoir avalé une couleuvre ; il disait la sentir remuer dans son ventre. M. Jules Cloquet, chirurgien de l’hôpital Saint-Louis, à qui il fut amené, pensa que le meilleur, peut-être le seul moyen pour guérir ce monomane, était de se prêter à sa folie. Il offrit en conséquence d’extraire la couleuvre par une opération chirurgicale. Le maçon y consent ; une incision longue, mais superficielle, est faite à la région de l’estomac, des linges, des compresses, des bandages rougis par le sang sont appliqués. La tête d’une couleuvre dont on s’était précautionné est passée avec adresse entre les bandes et la plaie. « Nous la tenons enfin, s’écria l’adroit chirurgien ; la voici. » En même temps, le patient arrache son bandeau : Il veut voir le reptile qu’il a nourri dans son sein. Quelque temps après, une nouvelle mélancolie s’empare de lui ; il gémit, il soupire ; le médecin est rappelé : « Monsieur, lui dit-il avec anxiété, si elle avait fait des petits ? — Impossible ! c’est un mâle. »

On attribue ordinairement à l’imagination des femmes la production des fœtus monstrueux. M. Salgues a voulu prouver que l’imagination n’y avait aucune part, en citant quelques animaux qui ont produit des monstres, et d’autres preuves pourtant insuffisantes. Plessman, dans sa Médecine puerpérale ; Harting, dans une thèse ; Demangeon, dans ses Considérations physiologiques sur le pouvoir de l’imagination maternelle dans la grossesse, soutiennent l’opinion générale. Les femmes enceintes défigurent leurs enfants, quoique déjà formés, lorsque leur imagination est violemment frappée. Malebranche parle d’une femme qui, ayant assisté à l’exécution d’un malheureux condamné à la roue, en fut si affectée, qu’elle mit au monde un enfant dont les bras, les cuisses et les jambes étaient rompus à l’endroit où la barre de l’exécuteur avait frappé le condamné. Le peintre Jean-Baptiste Rossi fut surnommé Gobbino parce qu’il était agréablement gobbo, c’est-à-dire bossu. Sa mère était enceinte de lui lorsque son père sculptait le gobbo, bénitier devenu célèbre, et qui a fait le pendant du pasquino, autre bénitier de Gabriel Cagliari.

Une femme enceinte jouait aux cartes. En relevant son jeu, elle voit que, pour faire un grand coup, il lui manque l’as de pique. La dernière carte qui lui rentre était effectivement celle qu’elle attendait. Une joie immodérée s’empare de son esprit, se communique, comme un choc électrique, à toute son existence ; et l’enfant qu’elle mit au monde porta dans la prunelle de l’œil la forme d’un as de pique, sans que l’organe de la vue fût d’ailleurs offensé par cette conformation extraordinaire. Le trait suivant est encore plus étonnant, dit Lavater. « Un de mes amis m’en a garanti l’authenticité. Une dame de condition du Rhinthal voulut assister, dans sa grossesse, au supplice d’un criminel qui avait été condamné à avoir la tête tranchée et la main droite coupée. Le coup qui abattit la main effraya tellement la femme enceinte, qu’elle détourna la tête avec un mouvement d’horreur, et se retira sans attendre la fin de l’exécution. Elle accoucha d’une fille qui n’eut qu’une main, et qui vivait encore lorsque mon ami me fit part de cette anecdote ; l’autre main sortit séparément, après l’enfantement. »

Il y a, du reste, sur les accouchements prodigieux bien des contes : « J’ai lu dans un recueil de faits merveilleux, dit M. Salgues, Des erreurs et des préjugés répandus dans la société, qu’en 1778, un chat, né à Stap, en Normandie, devint épris d’une poule du voisinage et qu’il lui fit une cour assidue. La fermière ayant mis sous les ailes de la poule des œufs de cane qu’elle voulait faire couver, le chat s’associa à ses travaux maternels. Il détourna une partie des œufs et les couva si tendrement, qu’au bout de vingt-cinq jours il en sortit de petits êtres amphibies, participant de la cane et du chat, tandis que ceux de la poule étaient des canards ordinaires. Le docteur Vimond atteste qu’il a vu, connu, tenu le père et la mère de cette singulière famille, et les petits eux-mêmes. Mais on dit au docteur Vimond : — Aviez-vous la vue bien nette quand vous avez examiné vos canards amphibies ? vous avez trouvé l’animal vêtu d’un poil noirâtre, touffu et soyeux ; mais ne savez-vous pas que c’est le premier duvet des canards ? Croyez-vous que l’incubation d’un chat puisse dénaturer le germe renfermé dans l’œuf ? Alors pourquoi l’incubation de la poule aurait-elle été moins efficace et n’aurait-elle pas produit des êtres moitié poules et moitié canards ? »

On rit aujourd’hui de ces contes, on n’oserait plus écrire ce que publiaient les journaux de Paris il y a soixante ans, qu’une chienne du faubourg Saint-Honoré venait de mettre au jour quatre chats et trois chiens. — Élien, dans le vieux temps, a pu parler d’une truie qui mit bas un cochon ayant une tête d’éléphant, et d’une brebis qui mit bas un lion. Nous le rangerons à côté de Torquemada, qui rapporte, dans la sixième journée de son Hexameron, qu’en un lieu d’Espagne, qu’il ne nomme pas, une jument était tellement pleine, qu’au temps de mettre bas son fruit, elle creva et qu’il sortit d’elle une mule qui mourut incontinent, ayant comme sa mère le ventre si gros et si enflé, que le maître voulut voir ce qui était dedans. On l’ouvrit et on y trouva une autre mule de laquelle elle était pleine…

Autre anecdote : Un duc de Mantoue avait, dans ses écuries une cavale pleine, qui mit bas un mulet. Il envoya aussitôt aux plus célèbres astrologues d’Italie l’heure de la naissance de cette bête, les priant de lui faire l’horoscope d’un bâtard né dans son palais sous les conditions qu’il indiquait. Il prit bien soin qu’ils ne sussent pas que c’était d’un mulet qu’il voulait parler. Les devins firent de leur mieux pour flatterie prince, ne doutant pas que ce bâtard ne fût de lui. Les uns dirent qu’il serait général d’armée ; les autres en firent mieux encore et tous le comblèrent de dignités. — Mais rentrons dans les accouchements prodigieux. On publia au seizième siècle qu’une femme ensorcelée venait d’enfanter plusieurs grenouilles. De telles nouveautés étaient reçues alors sans opposition. Au commencement du dix-huitième siècle les gazettes d’Angleterre annoncèrent, d’après le certificat du chirurgien accoucheur, appuyé de l’anatomiste du roi, qu’une paysanne venait d’accoucher de beaucoup de lapins ; et le public le crut jusqu’au moment où l’anatomiste avoua qu’il s’était prêté à une mystification. On fit courir le bruit, en 1471, qu’une femme à Pavie, avait mis bas un chien ; on cita la Suissesse qui, en 1278, avait donné le jour à un lion, et la femme que Pline dit avoir été mère d’un éléphant. — On voit dans d’autres conteurs anciens qu’une autre Suissesse se délivra d’un lièvre ; une Thuringienne, d’un crapaud ; que d’autres femmes mirent bas des poulets[2]. Ambroise Paré cite, sur ouï-dire, un jeune cochon napolitain qui portait une tête d’homme sur son corps de cochon. Boguet assure, dans ses Discours des exécrables sorciers, qu’une femme maléficiée mit au jour à la fois, en 1531, une tête d’homme, un serpent à deux pieds et un petit pourceau. Bayle parle d’une femme qui passa pour être accouchée d’un chat noir ; le chat fut brûlé comme produit d’un démon[3]. Volaterranus se préoccupe d’un enfant qui naquit homme jusqu’à la ceinture, et chien dans la partie inférieure du corps. Un autre enfant monstrueux vint au monde, sous le règne de Constance, avec deux bouches, quatre yeux, deux petites oreilles et de la barbe. Un savant professeur de Louvain, Cornélius Gemma, écrivant à une époque où l’on admettait beaucoup de choses, rapporte qu’en 1545 une dame de noble lignée mit au monde, dans la Belgique, un garçon qui avait, au dire des experts, la tête d’un démon avec une trompe d’éléphant au lieu de nez, des pattes d’oie au lieu de mains, des yeux de chat au milieu du ventre, une tête de chien à chaque genou, deux visages de singe sur l’estomac et une queue de scorpion longue d’une demi-aune de Brabant (trente-cinq centimètres). Ce petit monstre ne vécut que quatre heures, et poussa des cris en mourant par les deux gueules de chien qu’il avait aux genoux[4].

Nous pourrions multiplier ces contes, fondés sur quelques phénomènes naturels que l’imagination des femmes enceintes a produits. Arrêtons-nous un moment aux faits prodigieux plus réels. Tels sont les enfants nés sans tête, ou plutôt dont la tête n’est pas distincte des épaules. Un de ces enfants vint au monde au village de Schmechten, près de Paderborn, le 16 mai 1565 ; il avait la bouche à l’épaule gauche et une seule oreille à l’épaule droite. Mais en compensation de ces enfants sans tête, une Normande accoucha, le 20 juillet 1684, d’un enfant mâle dont la tête semblait double. Il avait quatre yeux, deux nez crochus, deux bouches, deux langues et seulement deux oreilles. L’intérieur renfermait deux cerveaux, deux cervelets et trois cœurs ; les autres viscères étaient simples. Ce garçon vécut une heure ; et peut-être eût-il vécu plus longtemps si la sage-femme, qui en avait peur, ne l’eût laissé tomber. — Le phénomène des êtres bicéphales est moins rare que celui des acéphales. On présenta en 1779, à l’Académie des sciences de Paris, un lézard à deux têtes, qui se servait également bien de toutes les deux. Le Journal de médecine du mois de février 1808 donne des détails curieux sur un enfant né avec deux têtes, mais placées l’une au-dessus de l’autre, de sorte que la première en portait une seconde ; cet enfant était né au Bengale. À son entrée dans le monde, il effraya tellement la sage-femme que, croyant tenir le diable dans les mains, elle le jeta au feu. On se hâta de l’en retirer, mais il eut les oreilles endommagées. Ce qui rendait le cas encore plus singulier, c’est que la seconde tête était renversée, le front en bas et le menton en haut. Lorsque l’enfant eut atteint l’âge de six mois, les deux têtes se couvrirent d’une quantité à peu près égale de cheveux noirs. On remarqua que la tête supérieure ne s’accordait pas avec l’inférieure ; qu’elle fermait les yeux quand l’autre les ouvrait, et s’éveillait quand la tête principale était endormie ; elles avaient alternativement des mouvements indépendants et des mouvements sympathiques. Le rire de la bonne tête s’épanouissait sur la tête d’en haut ; mais la douleur de cette dernière ne passait pas à l’autre ; de sorte qu’on pouvait la pincer sans occasionner la moindre sensation à la tête d’en bas. Cet enfant mourut d’un accident à sa quatrième année.

Ce que nous venons de rapporter n’est peut-être pas impossible. Mais remarquez que ces merveilles viennent toujours de très loin. Cependant nous avons vu de nos jours Ritta-Christina, cette jeune fille à deux têtes, ou plutôt ces deux jeunes filles accouplées. Nous avons vu aussi les jumeaux Siamois, deux hommes qu’une partie du ventre rendait inséparables et semblait réunir en un seul être. Pour le reste, le plus sûr est de rejeter en ces matières ce qui n’est pas certifié par de suffisants témoignages. Dans ce genre de faits, on attribuait autrefois au diable tout ce qui sortait du cours ordinaire de la nature, et il est certain qu’on exagère ordinairement ces phénomènes. On a vu des fœtus monstrueux, à qui on donnait gratuitement la forme d’un mouton, et qui étaient aussi bien un chien, un cochon, un lièvre, etc., puisqu’ils n’avaient aucune figure distincte. On prend souvent pour une cerise, ou pour une fraise, ou pour un bouton de rose, ce qui n’est qu’un seing plus large et plus coloré qu’ils ne le sont ordinairement. (Voyez : Frayeurs, Hallucinations, etc.)

1.

Cette anecdote ne doit infirmer en rien la juste réputation du pèlerinage de Saint-Hubert, où il est avéré (comme il est facile aux curieux de s’en convaincre) qu’aucun malade n’est allé sans trouver la guérison.

2.

Bayle, République des lettres, 1684, t. III, p. 472, cité par M. Salgues.

3.

Bayle, République des lettres, 1686, t. III, p. 1018.

4.

Cornelii Gemmæ cosmocriticæ, lib. I, cap. viii.