Aiguille
- Encyclopédie de famille
Aiguille, petite verge métallique pointue par un bout et percée par l’autre pour y passer du fil, de la soie, etc., et dont on se sert pour coudre, pour broder, pour faire de la tapisserie, etc.
Il est vraisemblable cjue les premières aiguilles à coudre ont été des épines ou des arêtes de poisson percées vers le bout le plus gros ; il est constant que les anciens faisaient usage d’aiguilles en métal, travaillées assez grossièrement, s’il fout en juger par celles qui se voient dans les cabinets d’antiquités ; mais chez les modernes ce petit instrument a acquis une très grande perfection. L’aiguille à coudre, qui a donné son nom à toutes les autres espèces, se fabrique de la manière suivante : on prend du fil d’acier de la grosseur que l’aiguille doit avoir, et on le coupe au moyen de cisailles, en bouts d’une longueur suffisante pour faire deux aiguilles ; on aiguise les deux extrémités de ces bouts d’acier sur une meule de grès, et Ton termine les deux pointes sur une roue de noyer, appelée ordinairement polissoire, sur laquelle on répand de l’émeri en poudre délayé dans de l’huile. Après cette opération, on coupe les morceaux d’acier par le milieu, et on les palme. Palmer les aiguilles, c’est les prendre par petites poignées de quatre ou cinq, plus ou moins, et les tenir par la pointe entre l’index et le pouce, de manière qu’elles représentent les côtes d’un éventail développé, et aplatir le gros bout sur un tas : c’est dans ce bout aplati que doit être percé le trou ou chas de l’aiguille. Lorsque les aiguilles sont palmées, on les fait recuire pour amollir le bout, que le palmage a du nécessairement durcir en l’écrouissant. Les têtes des aiguilles à coudre portent deux petites gouttières ou cannelures. Autrefois ces gouttières se faisaient à la lime ; aujourd’hui on les pratique au moyen d’un petit balancier qui fait jouer deux poinçons à la fois.
Le trou de l’aiguille se fait en trois fois : l’ouvrier, muni d’un poinçon de grosseur convenable, pose l’aiguille sur une masse de plomb, applique le poinçon sur une des faces aplaties de l’aiguille, et frappe un coup de marteau dessus ; puis il retourne l’aiguille pour en faire autant du côté oppose ; le trou est ébauché des deux côtes, mais il n’est pas encore ouvert. Un autre ouvrier, chargé de terminer cette opération, porte les aiguilles sur un bloc de plomb, et à l’aide d’un autre poinçon, il détache le petit morceau d’acier qui était resté dans l’œil de l’aiguille, et qui le tenait bouché. Cette opération s’appelle troquer les aiguilles. Les ouvriers qui percent les aiguilles sont ordinairement des enfants ; ils ont tant de justesse dans le coup d’œil qu’il s’en est vu qui perçaient un cheveu d’un coup de poinçon, et qu’ils en passaient un autre dans le trou, comme on passe un fil dans une aiguille. Une aiguille mal percée coupe le fil ; cela provient de ce que les arêtes de son chas sont trop vives, ou qu’elles ont des bavures tranchantes. Pour faire disparaître cet inconvénient autant que possible, on ébarbe les trous après le perçage, au moyen d’instruments dont on peut aisément se faire une idée ; on arrondit aussi le bout aplati, ce qui s’appelle faire le chapeau de l’aiguille.
Après ces diverses manœuvres, l’aiguille est à peu près terminée ; il reste encore à la tremper et à la polir. Pour tremper les aiguilles, on les range sur un fer plat, étroit et un peu recourbé par un bout ; on le tient par l’autre au moyen de pinces, et on le pose sur un feu de charbon ; lorsque les aiguilles ont reçu le degré de chaleur que l’on juge convenable, on les fait tomber dans un bassin d’eau froide. L’opération de la trempe est fort délicate et une des plus importantes ; si la trempe est trop dure, l’aiguille est cassante ; dans le cas contraire, elle est molle et dépourvue de ressort. On rectifie l’opération de la trempe par le recuit ; pour recuire les aiguilles, on les étend dans une poêle de fer placée sur un réchaud, où elles prennent un degré de chaleur que l’œil de l’ouvrier expérimenté peut seul juger satisfaisant. Le recuit rend les aiguilles moins cassantes, sans rien leur faire perdre de leur élasticité. Tout le monde sait qu’une pièce d’acier qui est un peu longue, relativement à la grosseur, se courbe et se tourmente plus ou moins quand on lui donne une trempe un peu forte : cela arrive à la plupart des aiguilles que l’on trempe ; aussi est-on obligé de les dresser les unes après les autres au marteau après le recuit, après quoi il ne reste plus qu’à les polir.
Le polissage des aiguilles se pratique de cette manière : on en prend douze à quinze mille, que l’on arrange par petits paquets placés les uns à côté des autres sur un morceau de treillis neuf, couvert de poudre d’émeri ; cela fait, on répand sur les aiguilles une autre couche d’émeri, que l’on arrose d’huile ; on roule le treillis, dont on forme une espèce de sac en le liant par les deux bouts ; on le serre également dans toute sa longueur avec des cordes ; on porte ensuite ce rouleau ou ce boudin sur la table à polir. La machine à polir se compose d’une table ordinaire, de figure rectangulaire, un peu forte, et d’un plateau aussi rectangulaire, muni de manches ou poignées vers ses deux bouts ; les rouleaux contenant les aiguilles sont placés entre la table et le plateau ; ce dernier est chargé d’un poids ; un ou deux ouvriers font aller et venir le plateau ainsi chargé pendant un jour et demi ou deux jours ; les paquets roulant continuellement sur eux-mêmes, le poids qui pèse dessus oblige les aiguilles à se frotter les unes contre les autres, et à se polir réciproquement par l’effet de l’émeri interposé entre elles. Dans les grandes fabriques les machines à polir sont mises en mouvement par la vapeur, des chutes d’eau, etc.
Lorsque les aiguilles sont polies, on les tire de la bourse, et on les jette dans une lessive d’eau chaude et de savon, pour les débarrasser du cambouis formé par l’huile, l’émeri et les particules d’acier que le polissage a détachées. Pour achever de nettoyer les aiguilles, après les avoir lessivées, on les enferme avec du son dans une boite carrée, portée horizontalement sur un arbre, que l’on fait tourner au moyen de la manivelle dont il est muni. Cette opération s’appelle vanner les aiguilles. On renouvelle le son plusieurs fois, on tire les aiguilles du van, et l’on procède au triage ; car bon nombre d’entre elles ont dû perdre leur pointe ou leur chas, soit dans l’opération violente du polissage, soit dans le van ; on met donc à part toutes celles qui n’ont perdu que la pointe. Un ouvrier en prend plusieurs entre le pouce et l’index, dont il refait la pointe en les faisant rouler sur une petite meule à polir, qu’il entretient en mouvement au moyen d’un rouet qu’il fait tourner de l’autre main. Voilà la dernière opération de la fabrication des aiguilles ; elle a reçu le nom d’affinage. Lorsque les aiguilles sont affinées, on les essuie avec des linges gras et huilés, et on les distribue par paquets sur des papiers.
Des aiguilles de première qualité subissent plus de soixante-dix préparations, et l’on calcule que la valeur d’un franc en acier se métamorphose ainsi en la valeur de soixante-dix francs. En Angleterre, c’est dans le district de Redditch (comté de Warwick) que cette fabrication est le plus active. On évalue le nombre des aiguilles qui y est fabriqué chaque semaine à plus de 100 millions. En 1790, ce chiffre ne s’élevait qu’à 2 millions et demi ; mais déjà avant l’invention de machines qui ont simplifié beaucoup d’opérations, ce nombre était plus que doublé. Plus de cent fabricants et dix mille ouvriers sont occupés dans ce district à cette branche d’industrie, qui est moins exposée que d’autres aux vicissitudes commerciales. Les aiguilles passent en dernier lieu par les mains de l’émouleur qui, s’il est diligent, peut en préparer dix mille à l’heure. Ce travail qui n’exige pas grande habileté, était jadis fort payé, à cause des effets désastreux de la poussière d’acier sur la santé des travailleurs, qui atteignaient difficilement l’âge de trente-cinq ans. La société des arts proposa des prix pour l’assainissement de cette profession, et l’on inventa un cache-bouche qui devait empêcher les accidents ; mais les ouvriers, dans la crainte de voir diminuer leur salaire, ne voulurent pas employer cet appareil salutaire. Dans la suite, le docteur Holland imagina une espèce de soufflet pour chasser la poussière : cet instrument est employé maintenant dans toutes les fabriques.
C’est dans les dernières années du règne de Henri VIII qu’on commença en Angleterre à fabriquer des aiguilles. D’après la chronique de Stow, cette industrie y fut importée par un Maure d’Espagne, qui en fit un secret. Un Allemand, Elias Krause, contribua beaucoup à la propager. Un siècle plus tard, les fabricants se réunirent en corporation, ayant ses statuts et ses armes, lesquelles consistaient en une tête de nègre coiffée d’un casque, qui rappelle le fondateur de cette brandie d’industrie. Cette corporation célébra une grande fête, pareille à celle que les aiguilliers parisiens avaient célébrée cinquante-sept ans auparavant, ce qui prouverait que dans ce commerce Paris a eu la priorité. Les procédés de fabrication étaient alors très grossiers, et les aiguilles passaient par une foule demains, en sorte que leur prix était très élevé. Mais bientôt des établissements considérables se formèrent à Redditch, Studley et Alcester, dans le comté de Warwick. La fabrique d’un sieur Mackensie, aux environs de Londres, était célèbre vers le milieu du dix-huitième siècle. Il fit pourtant de mauvaises affaires, et fut obligé de livrer en payement à un de ses créanciers, nomme Rawlings, le secret des procédés qu’il avait inventés pour polir les aiguilles. Tous les fabricants vinrent alors s’adresser à Rawlings. Mais ce secret qu’il avait obtenu lui fut arraché par trahison. Un certain Waterhouse lui apporta, par une nuit sombre, un paquet d’aiguilles qu’il fallait percer et polir. Il sortit, courut prendre une échelle qu’il appliqua contre la fenêtre de la chambre où travaillait Rawlings, s’y tint perché pendant quelques heures et put observer les procédés dont il se servait. Le secret eut bientôt fait le tour de l’Angleterre.
Avant la Révolution il y avait à Paris une communauté d’aiguilliers. Les aiguilles de cette ville avaient quelque renommée, et le nom d’aiguilles de Paris est restée à une espèce d’aiguilles choisies et de bonne qualité. Les aiguilles de premier choix sont marquées d’un Y. La France compte encore plusieurs fabriques d’aiguilles, a Paris, à Lyon, à Besançon, à Metz, à Laigle, à Rugles, etc. En Prusse, on en fabrique à Berlin, à Aix-la-Chapelle, à Stolberg, à Borcette, etc. On en fabrique aussi a Liège, à Vienne en Autriche, à Nuremberg, etc. ; mais les aiguilles d’Allemagne sont moins recherchées que les aiguilles d’Angleterre, parce que celles-ci sont en général d’un acier plus dur et moins flexible, ce qui permet de leur donner plus de longueur relativement à leur grosseur, et parce que leur poli est plus parfait.
Le nombre est grand des personnes qui vivent du travail de l’aiguille. L’Allemagne livre chaque année au commerce 300 millions d’aiguilles valant environ 6 millions de francs. La production annuelle de l’Angleterre est au moins cinq fois plus forte : 1,500 millions d’aiguilles et 30 millions de francs.
Il est dangereux de mettre des aiguilles à sa bouche, parce qu’on peut sans le vouloir les avaler. On a vu des aiguilles ainsi introduites dans le corps faire leur chemin dans l’organisme et sortir d’elles-mêmes par une partie du corps très éloignée du gosier. On cite le cas d’une aiguille extraite du bras d’une femme qui l’avait avalée quinze ans auparavant.
Les aiguilles à tricoter sont des tiges métalliques sans pointe ni chas. Les aiguilles du métier à bas sont de petits crochets enchâssés dans du plomb ; les aiguilles à broder sont analogues aux aiguilles à coudre ; les brocheuses emploient des aiguilles un peu courbées. Les grosses aiguilles d’emballage, les carrelets des cardeurs de matelas, des tapissiers, sont de grandes aiguilles grossières. On nomme aussi aiguilles à insectes des pointes de métal dont on se sert pour garder des insectes dans les collections.
Dans la chirurgie on a donné le nom d’aiguilles à des instruments qui se rapprochent plus ou moins de l’aiguille à coudre. Pour pratiquer les sutures de plaies qu’on veut réunir, on se sert d’aiguilles droites ou courbes, rondes ou plates. Les aiguilles employées dans l’acupuncture sont tout simplement de petites tiges d’acier pointues par un bout. L’aiguille de Deschamps est un instrument inventé par un chirurgien de ce nom pour passer les ligatures sous les vaisseaux profonds. Toutes ces aiguilles peuvent être en argent, en or, ou en acier ; celles qui sont destinées à demeurer longtemps dans les tissus doivent être en métal non oxydable.
Dans les chemins de fer on nomme aiguille une portion de rail mobile sur le sol autour d’un point fixe, servant à faire passer les voitures d’une voie sur une autre. Les aiguilles sont amincies vers le bout, et un levier mû à la main les rapproche du rail de la voie que l’on veut taire quitter au convoi. L’homme préposé à cette opération se nomme aiguilleur. Le moindre oubli dans ce travail peut occasionner les plus graves accidents.