Amour
- Morale
- E. Jouy
- Encyclopédie moderne
Amour. Voltaire définit l’amour « l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée. » S’il fallait s’en tenir à l’étoffe de la nature, nous pourrions nous dispenser d’écrire cet article ; il suffirait de renvoyer le lecteur aux articles qui traitent de la circulation du sang, des nerfs, etc.
Mais les organes physiques ne sont pas plus l’amour que le cerveau n’est la pensée. Chez les anciens même, dont les religions, les gouvernements, les habitudes et les mœurs ne favorisaient point l’amour moral ; il avait d’autres lois que celles du corps et un autre but que celui de la simple reproduction de l’espèce : s’il n’était point encore un sentiment, il était déjà plus qu’une sensation ; l’amour était pour eux le créateur des arts, le principe, le lien et l’ornement des sociétés. L’amour avait donné naissance au paganisme, qu’on peut définir le culte du beau dans les formes ; il appartenait au christianisme d’y mêler le culte de la beauté morale.
Partageons donc l’histoire de l’amour en deux grandes époques, celle de l’amour païen et celle de l’amour chrétien. L’auteur des Martyrs a le premier établi cette division ; c’est un des grands traits philosophiques que l’on se plaît à rencontrer au milieu des idées paradoxales et des écarts continuels da sa brillante imagination.
Voulez-vous connaître l’amour antique ? Lisez Horace, Ovide, Tibulle et Properce, Vous verrez des hommes à la recherche des jouissances corporelles et non des plaisirs de l’âme, amoureux de l’amour, bien plus encore que de la beauté qui l’inspire ; des maîtresses vénales, des amants infidèles, des rivaux indignes. Qu’a de commun cet amour avec le sentiment dont palpitait le cœur d’Héloïse ou de mademoiselle de l’Espinasse ?
Ici le galant Ovide meurtrit de coups sa belle maîtresse ; là Properce, ivre de vin et de colère, vient outrager Cynthie, qui se venge en lui jetant à la tête les coupes qu’elle a vidées ; Tibulle lui-même se plaint en vers cyniques des déportements de sa Délie,
Tel est l’amour dénué du charme de l’âme ; cependant, comme nous l’avons dit plus haut, l’antiquité lui doit de hautes pensées dans les arts : il règne avec Jupiter dans l’Olympe, il respire dans les poésies de Sapho, dans le quatrième livre de l’Énéide, dans plusieurs scènes d’Euripide, et dans quelques pages d’Homère.
Mais c’est toujours aux formes extérieures qu’il s’attache : la beauté d’Hélène séduit jusqu’à la vieillesse ; Didon égale Vénus en attraits ; Camille surpasse Diane en légèreté ; Néère est plus blanche que l’oiseau de Léda : il est aisé de voir que, chez toutes ces femmes, c’est toujours une taille élégante et flexible, des yeux charmants, un sein admirable, en un mot, une Vénus Astarté ou Callipyge, que le poète adore.
Chez les modernes, l’amour, qui a son foyer dans le cœur, se refuse quelquefois an témoignage des sens, et parvient à embellir jusqu’à la laideur même. Héloïse n’était peut-être aux yeux de ses contemporains qu’une petite femme brune, naïve, spirituelle et sensible ; l’amour qui respire dans ses lettres et dans les vers de Pope nous la représente sous des traits adorables : elle a cette beauté d’expression dont le charme ne peut se définir : les feux du désir brillent dans ses yeux humides de pleurs ; mais les plus violents transports de la passion y sont, pour ainsi dire, voilés de grâce et de pudeur.
En traçant l’histoire de l’amour, nous ne prétendons pas en faire un système, et subordonner invariablement ses différents âges aux deux grandes divisions que nous venons d’établir. Ainsi, nous ne craindrons pas de nous contredire en observant, comme un phénomène, assez bizarre, que l’amour antique a quelque chose de plus délicat, de plus moral, dans l’enfance des sociétés, qu’aux époques d’une plus haute civilisation. Chez les Hébreux, la pudeur de Sara, l’innocence de Rachel, ont un charme dont aucune femme grecque ou romaine ne peut donner l’idée. Nausicaa, Pénélope, ont également dans leur simplicité héroïque quelque chose de pur, d’ingénu, de tendre, qu’on ne retrouve plus dans les temps postérieurs à Homère.
Mais les sociétés s’affermissent, les hommes pasteurs sont devenus guerriers ; le gouvernement despotique ou républicain a remplacé le gouvernement patriarcal ; et, de compagnes qu’elles étaient, les femmes sont devenues maîtresses ou esclaves de leur époux : la beauté matérielle, regardée comme un don céleste, et tout à fait séparée de l’amour moral, n’inspirera plus que des passions brutales, dont l’égarement sera quelquefois poussé au point de méconnaître le but et les vues de la nature. L’établissement du christianisme devient pour l’amour le signal d’une ère nouvelle.
Dès lors on a donné plus d’attention aux idées morales : l’amour pur a eu ses autels ; la chasteté a eu ses martyrs ; des couvents ont été ouverts, et les passions qui s’y sont réfugiées ont fermenté avec plus de violence dans la lutte qui s’y établit entre les forces physiques et les forces intellectuelles.
Une remarque également vraie et singulière, c’est le rapport intime qui se trouve entre l’amour et les idées religieuses. Chez les anciens, comme chez les modernes, la piété, c’est l’amour.
En effet, qu’est-ce que la mythologie ? Le développement de cette maxime unique : l’amour est tout dans la nature. Il fait éclore le monde dans Hésiode ; il le troublé, il le gouverne dans Homère ; il le change dans Ovide ; iî le féconde dans l’hymen de Flore et de Zéphire ; il respire au sein de Cybèle, de Neptune ; il pénètre même dans les enfers avec Proserpine.
Qu’est-ce que le christianisme? Le commentaire de ce mot si doux : Aimez ! « Les malheureux ! disait sainte Thérèse en parlant des damnés, ils ne peuvent plus aimer. » « Beaucoup lui sera pardonné, à cette Madeleine pécheresse et pénitente, parce qu’elle a beaucoup aimé. »
Quelle récompense Mahomet promet-il à ses élus ? Des amours éternels. A toutes les époques et dans tous les pays, ce sentiment d’affection tendre, auquel se livrent l’apôtre, l’hiérophante, ou le bramine, devient la base des religions qui se partagent le monde, et imprime à l’amour le caractère particulier qui le distingue chez les différents peuples.
Parcourons, dans nos temps modernes, les curieuses annales de l’amour. Tendre, sublime et sauvage dans les premiers siècles du christianisme, l’amour, au temps de la chevalerie, prend un caractère à la fois galant, timide, noble et licencieux ; c’est un mélange inconcevable d’héroïsme et de faiblesse, de scrupules et de mauvaises mœurs.
On le retrouve, à l’époque du Dante, mêlé d’idées théologiques et de préjugés bizarres ; et c’est de cette étrange combinaison que naît le charme inexprimable de l’épisode, de Francesca de Rimini, morceau simple comme Homère, hardi comme Milton, et doux comme Racine.