Amour-propre
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Amour-propre. Qu’est-ce que l’amour-propre ? Est-ce une modification de l’amour de soi ? Quels caractères offre-t-il à l’examen de la conscience ? Quelles formes revêt-il dans la société ? Comment peut-il servir à la dignité de l’homme et à son bonheur ?
L’amour-propre a d’abord exprimé dans notre langue l’amour de notre conservation, de notre bien-être, et de tous les sentiments qui nous attachent au moi individuel, sensible ou intelligent : il exprime aujourd’hui l’opinion vraie ou fausse que nous avons de notre excellence, et le désir qui nous porte à inspirer aux autres cette opinion. C’est la dernière acception que ce mot a reçue des grands écrivains du dernier siècle» et que l’usage a confirmée. C’est le retour sur soi-même de l’être intelligent. L’autre rapport sous lequel l’âme s’affectionne au bien sensible, accepte les impressions agréables ou repousse les impressions fâcheuses, est appelé amour de soi. Ainsi le mot amour-propre ne comprend plus deux significations différentes, et n’a plus ce sens obscur et équivoque que Hume lui avait reproché dans ses Essais.
Avant de passer au caractère de l’amour-propre, justifions la précision de celle acception ; nous aurons lieu de remarquer les progrès de l’analyse philosophique dès la fin du siècle dernier. Si l’amour-propre était un mode de la sensibilité physique, une transformation de l’amour de soi, en faisant la description des faits de conscience, il faudrait montrer par quelle route ceux de l’amour-propre pourraient être ramenés à la sensation, sans être dénaturés ; il faudrait montrer que s’aimer comme être sentant, et s’aimer comme être actif et pensant, représentent la même idée ; que l’amour qui s’attache à une impression locale et organique est le même que celui qui résulte d’un jugement ; que le mécanisme qui produit le phénomène de la sensibilité est le même que celui qui produit la pensée ; que toute l’activité de l’âme est dans sa sensibilité, que, par conséquent, toute la dignité de l’homme est dans le plaisir, et sa dégradation dans la douleur. Opposons quelques observations à cette marche systématique. L’amour de soi se réfléchit sur des impressions sensibles, l’amour-propre sur des actes et des idées ; l’un est produit par des causes aveugles et mécaniques, l’autre par des causes intelligentes ; l’un trouve son aliment dans les choses, l’autre dans les personnes ; l’un existerait sans les personnes et dans la société des choses, l’autre, sans elles, n’existerait pas ; l’un jouit ou désire, l’autre se glorifie et est content de soi ; par l’un nous nous approprions des biens étrangers, par l’autre nous possédons et nous retenons des biens propres ; l’un me pousse à la mollesse, à l’avarice, à l’égoïsme, l’autre à l’activité, à l’ambition, à l’orgueil, à l’héroïsme, à la magnanimité ; l’excès de l’un est l’anéantissement de l’autre : l’avarice et l’excessive prudence étouffent l’amour-propre, l’ambition et l’amour de la gloire foulent aux pieds la sensibilité. L’amour de soi est ordinairement naïf et spontané, car c’est le mécanisme de la sensibilité même ; l’amour-propre ne peut pas l’être, il est essentiellement réfléchi ; l’un se livre ou s’abandonne aux mouvements de la nature ; l’autre ne lui cède rien et ne se livre jamais. Nous pourrions pousser beaucoup plus loin ce parallèle : partout nous jugerions que deux sentiments qui produisent des inspirations et des déterminations si contraires ne sauraient être ramenés à un même principe, à la même nature de sensibilité.
L’amour-propre a-t-il plus d’analogie avec la sensibilité du cœur et avec les sentiments qui naissent de nos idées ? L’objet de la sensibilité du cœur, que nous pouvons appeler sensibilité sympathique, nous est extérieur comme celui de la sensibilité physique ; l’objet de l’amour-propre nous est intérieur, puisque cet objet est nous-mêmes. Par les sentiments du cœur, nous sympathisons avec les êtres nos semblables ; par l’amour-propre, nous ne saurions sympathiser, et nous ne tirons pas plus de gloire de la sensibilité de notre cœur que de celle de nos organes. Les sentiments qui naissent à l’occasion de nos idées, et que nous appelons moraux et intellectuels, ont, comme ceux du cœur, leur objet hors de nous, quoique leurs idées soient naturellement en nous, comme celles des sons el de la lumière. L’amour du juste, l’amour du vrai, l’amour du beau, ne peuvent donc nous flatter personnellement, et donner lieu à quelque mouvement d’amour-propre. Pour aller jusqu’au germe de ce sentiment, il faut aller jusqu’à l’être intelligent et actif, cause de nos idées, de nos sentiments, de nos actions. Ici l’homme, se comparant à lui-même, se sent supérieur à la matière dont il dispose, au corps qui lui sert d’instrument, aux animaux qu’il fait servir à son usage. Se considérant en lui-même, il y découvre donc les titres qui justifient la croyance religieuse et salutaire de sa primitive grandeur. Ainsi, lorsque tout s’affaiblit, tout s’éteint en nous, la sensibilité des organes, celle du cœur, les goûts intellectuels qui firent notre charme, l’amour-propre survit à tout ; réfugié dans la volonté, il annonce la présence de l’être sur qui la destruction n’a point d’empire.